Élégie en Rouge

Exprimer ses sentiments par le corps, par les silences. Sans mots, sans paroles... sans ces maladresses qui déchirent le couple dans le décalage permanent qu'elles ont avec nos pensées. Élégie en rouge, une bichromie poétique, celle d'Ichiro et de Sachiko qui dans un Japon en mal d'être, troublé par la répression des mouvements étudiants, vivent leur passion comme ils le peuvent, communiquant leur amour, leur désir, leur frustration, parfois en se blessant mutuellement, en se faisant des reproches infondés, effrayés qu'ils sont par un avenir auquel ils ne veulent pas penser, auquel ils ne doivent pas penser. Ces blessures cicatrisent aussitôt dans la contemplation de l'instant, dans cette jeunesse qu'ils vivent et qui permet un envol, un éveil, au delà des barreaux dans lesquels étaient enfermés leurs parents. La liberté provoque cette apparente fragilité, elle est une menace qu'il faut apprivoiser et, avec simplicité, aimer. 


Seiichi Hayashi exprime avec douceur et mélancolie une jeunesse qui se cherche, et qui, dans le tumulte de l'histoire tente de vivre une liberté nouvellement acquise. Ce couple universel exprime cette hâte, cette impatience de s'aimer au delà des normes sociales et de la résignation collective. Rééditer à plusieurs reprises au Japon, cette oeuvre touchante et troublante par sa justesse a été enfin traduite et publiée en France par les éditions Cornélius en 2010. Les éditions Cornélius qui démontrent une nouvelle fois leur apport au 9ème Art par leurs choix et la qualité de leurs ouvrages.

A l'horizon, des vagues, brumeuses, parfois noires dans leur fureur, sombres, elles s'approchent inlassablement des côtes... Et pourtant...

Pourtant... ces vagues... elles offrent au regard des perles, scintillantes dans leurs écumes mornes. Pourtant ces vagues... elles brillent. Cet océan immuable est celui des sentiments, il est là en nous, dans l'union des êtres. Ce flot permanent d'émotions, cet inlassable désir de vivre, il est là, il est bien là malgré tous nos tourments. 

Cette émotion, elle brille dans le chaos de la rencontre. L'auteur efface les visages de ses personnages, ils ne deviennent que des traits et des regards dans cette élégie pourpre. Des regards qui se cherchent perpétuellement. Ils ne sont que des présences, des concepts, ils n'existent que par leurs sentiments, par leur union. 


Seule, elle était seule, cette ivresse dans les bras d'Ichiro, Sachiko la ressent car elle a dépassé un état où elle n'était pas complète... Rouge, la couleur passionnelle se retrouve dans les vêtements du couple, l'un complète l'autre, le corps de l'un est une vague pour l'autre. Les teintes de rouge, le haut, le bas, forment un troisième corps, celui de l'être complet, qui dans cette étreinte, enfin, enfin... n'est plus seul. 


La lumière s'éteint, les corps s'effacent, une vapeur demeure, elle est d'un rouge clair, un rouge tendre, un rouge chair. "Click", la lumière s'éteint... rouge elle demeure. 


La Tétralogie du Monstre

Étranges destins que ceux de Nike, Amir et Leyla, trois orphelins de Sarajevo qui dans la noirceur épaisse du trait d'Enki Bilal se cherchent en permanence, se retrouvent, se séparent dans les leurres d'un monde accéléré en proie à l'obscurantisme religieux et à l'art total. "De quoi souffres-tu ? De l'irréel intact dans le réel dévasté..." ces mots de René Char pourraient exprimer à eux seuls la puissance narrative de l'auteur qu'est Enki Bilal tant l'art de ce dernier réside dans son aptitude à se positionner comme metteur en scène d'une pièce de théâtre dont il maîtrise parfaitement les dialogues de personnages extrêmement convainquants. Ces derniers semblent devenir peu à peu autonomes, affichant au cours des quatre actes qui composent cette tétralogie monstrueuse, une personnalité complexe en perpétuelle changement. L'expérience vient forger cette identité et le trait nerveux de l'auteur à la manière de Francis Bacon vient amplifier cette impression, le lecteur et les personnages ne ressortent pas indemnes d'un tel délire aux méandres insondables mais à la clairvoyance déconcertante. 



Enki Bilal dans cette oeuvre vient décrire le monde tel qu'il est ou sera, il use et abuse de la description d'un futur proche pour mieux pointé du doigt les dérives obscurantistes de notre monde actuel. Visionnaire, l'auteur demeure néanmoins attaché aux sentiments, à l'Homme.

Son talent ne réside pas tant dans son aptitude à extrapoler la complexité du présent à un futur proche qu'il retranscrit et partage avec le lecteur, non, son art réside dans sa manière de décrire la passion, les rapports humains.

Humaniste, son oeuvre est extrêmement attachée à sonder les abysses de l'âme. Ainsi ce n'est pas un hasard si le personnage principal réussi à travailler sur sa mémoire, à se souvenir jusqu'aux premiers instants de sa vie. De cet effort permanent, il se souvient, à dix huit jours, il se souvient des mouches et de l'air tiède de l'été, de l’hôpital de Sarajevo, du trou béant qui surplombe les berceaux, d'Amir et Leyla, de l'enfer de la guerre. 



Le lecteur découvre la complexité d'un récit axé sur la rencontre, sur l'attente, sur la quête perpétuelle de l'autre. Un autre qui disparaît alors même qu'il s'accroche et dévore nos sentiments. Amir perd Sacha, elle est prise au piège, elle souffre. Amir se souvient qu'elle disait "Tu m'aimes, Amir ? Tu m'aimes ?" avant de répéter trois fois : "Tu m'aimes, tu m'aimes, tu m'aimes ?" lui, il esquivait en retournant la question : "Et toi Sacha, tu m'aimes ?" et elle de nouveau trois fois : "Je t'aime, je t'aime, je t'aime..." 

L'autre change, il n'est plus le même. Enki Bilal provoque de magnifiques frustrations, de merveilleuses attentes. Les personnages ne savent plus s'ils sont eux mêmes ou s'ils sont habités, si leurs âmes a été volée par un quelconque procédé futuriste. Le lecteur en vient à douter, il s'étonne de certaines rencontres, il ne comprend pas la couleur pourpre et la sensualité d'un baiser sanglant, il ne sait plus s'il s'agit de Nike et d'une femme, d'un clone. Il est pris de vertige. 


La mémoire, l'identité, le temps, le territoire, tout est disloqué, le monde et ses repères sont déroutants et c'est tout simplement parfait. Les lendemains deviennent des 32 décembre qui n'attendent qu'un réveil... celui d'un monstre. Un monstre qui dort dans notre conscience collective et qu'il faut apprivoiser, un trou béant dans notre âme. Si pour Friedrich Nietzsche il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse, alors Enki Bilal enfante dans sa tétralogie une beauté monstrueuse, un monstre magnifique. 

Nike est dans le désert, le soleil brûle, il est passé par d’innombrables épreuves. 

- Bonjour... Je cherche Leyla Mirkovic-Zohary... Maybe that's you ? 
- Et vous, vous êtes Nike Hatzfeld... C'est vous qui avez appelé...
- Je vous dérange, peut être ? 
- Vous tombez mal, je suis en train de perdre mon père...
- Désolé... Gravement malade ?..
- Non, gravement heureux. 

Nike et Leyla se rencontrent enfin, ils sont dans le désert, le monstre est en sommeil, ils ne sont toujours pas réunis, il manque Amir... La chaleur de la planche de gauche n'est pas totale, le trou béant de la guerre est encore là, il les guette. Amir lui est dans un désert de glace, la chaleur de la rencontre, lui, il ne la connaît pas encore, il ne la connaît plus... Il est dans un froid polaire, il perd Sacha, il la perd. Elle, elle le prend pour cible, son regard est vide. Elle, en voulant le tuer, est déjà morte. Amir est seul, ils ne sont toujours pas réunis... La tétralogie ne fait que commencer, elle démarre, elle nous entraîne dans un univers que nous n'avions pas soupçonné. Ces quatre actes, notre impatience veut les dévorer un à un, elle veut en connaître l’apothéose, elle veut les conclure comme pour confirmer les propos de Francis Bacon, des propos critiquables, humains, trop humains :  la fin du discours importe plus que son commencement. 


Fable de Venise

"Vous croyez en la magie ? La véritable magie c'est l'amour et l'harmonie. Mais quel amour et quelle harmonie ? L'amour pour la beauté éternelle et l'harmonie qui embrasse l'univers. Plus une âme est grande et profonde... Et plus elle nécessite du temps pour se connaître. Arriver à se connaître sans l'ombre d'un doute est plus important que la magie." Ainsi s'adresse Hipazia à Corto Maltese, de son regard qui transperce l'âme, elle vient l'enivrer de philosophie dans sa demeure de la Cité des Doges. Un Corto Maltese qui n'hésite pas à préciser, non sans ironie, qu'il a lui aussi été initié à la philosophie Platonicienne comme pour se protéger des charmes de cette Circé moderne. Une Circé dont il faut découvrir les aquarelles à la Pinacothèque de Paris au sein de l'exposition le voyage imaginaire d'Hugo Pratt. Favola di Venezia, Fable de Venise se lit au travers de persiennes, au delà du temps car pour qui la connaît la Cité des Doges recèle de cours, de cours secrètes où des portes encerclent des puits, des portes gardées par des lions, des mascarons arabes, des symboles cabalistiques, des saints protecteurs... D'une de ses portes dérobées, le lecteur pénètre dans cette fable. Comme Corto Maltese, il se laisse happé par la folie d'Hugo Pratt... L'histoire prend forme, au travers de Corto, les personnages se pressent, ils se présentent, franc maçons, chemises noires véritables "faisceaux" dénués de lumière, actrice américaine, philosophes... Nous sommes en 1921, dans une Italie troublée, Venise est hors du temps mais elle semble connaître déjà les prémices de la dérive fasciste. 




Corto Maltese est un gentilhomme de fortune, ce mois d'avril qu'il passe à Venise le lecteur n'a cessé de l'imaginer tant le marin n'a cessé de penser à cette Cité qui le rendait si paresseux... Corto se laisse comme dans chacune de ses aventures entraînés dans les extravagances des personnages qui l'entourent. Le mystère qui plane autour de l'art d'Hugo Pratt réside très certainement dans cette aptitude à rythmer l'histoire par les faits et gestes de ces personnages, Corto n'étant pour eux qu'un élément provocateur, qui ne reste néanmoins que témoin et acteur de toutes leurs convoitises. L'une d'entre elles est une émeraude, la Clavicule de Salomon, Corto Maltese entreprend cette quête après avoir reçu une lettre d'un Baron, le Baron Corvo, que ce dernier lui a écrite avant sa mort. Cette quête initiatique débute dans une loge, elle se poursuit entre ciel et terre, au dessus de la lagune, sur les toits de Venise... Corto enjambe le vide, véritable chat vénitien, il parle aux lions de Venise, les lions ailés de Saint Marc, il perd l'équilibre, est pris de vertige dans cette Venise si nuancée, si totale. Il tombe. Il tombe vers le haut. S'écroule dans une calligraphie arabe, dans cette fable, cette "Sirat", Sirat Al Bunduqyyiah. Il sombre, il délire, il rêve... Il se réveille enfin... 


Il se réveille toujours sur les toits, la continuité offerte par Hugo Pratt est magique, elle permet de profiter du panorama de ses tours, de ses églises. Corto est encore entre ciel et terre, il se réveille enfin... dans un lit, le lit de Louise Brooks. Les contrastes de noir et blanc dans la version originale montre la majesté du trait d'Hugo Pratt. Le regard du lecteur va pénétrer par la fenêtre séquence après séquence dans cette chambre intime, avant d'en ressortir et cela par la même fenêtre. Une telle maîtrise de la composition des différents plans est tout simplement à couper le souffle, elle se constate lorsque tout à coup les visages des personnages se révèlent par des plans plus serrés et une trame plus rythmée. La planche de gauche est révélée par la planche de droite, par la masse qu'elle représente et par sa rigidité qui viennent permettre une succession de dialogues entre Corto et Louise... Hugo Pratt vient rappeler que la chute de Corto, son étourdissement est également celui du lecteur... ce dernier est comme le héros, il est inconscient et ignore ce qui s'est passé entre temps. Cette charge narrative, cette succession d'évènements racontés et révélés par Louise viennent bousculer le déroulement de l'histoire et cela avec un Corto Maltese alité, forcé par ses rêves à demeurer spectateur des évènements. Même les ombres des personnages veulent nous dire quelque chose, elles sont claires, elles n'existent que par leur contours...  Mais l'aventure si elle prend un temps de pause, vient subitement frapper à la porte... Une porte close, sur laquelle on frappe bruyamment ! La planche se termine par ce dernier dessin, quelqu'un se trouve derrière cette porte, Corto termine son café, songeur, alité, quelqu'un perturbe le dialogue. Quelqu'un veut finir son rôle dans cette histoire. 

Si la Ballade de la Mer Salée nous présente un océan pacifique qui n'a rien de pacifique, Fable de Venise nous présente une Venise que l'on ne soupçonnait guère. Une Venise féline, habitée par des idées... Corto Maltese la caresse sur l'un de ses milliers de ponts, un pont sur lequel est gravé une étoile, il est très certainement sur la rive nord de la lagune, non loin du cannaregio, du ghetto, là où Hugo Pratt passait son enfance. Corto traîne, Venise le rend paresseux, il prend le temps de rêver. Sa quête prend fin, il l'espère, Venise lui offrira satisfaction mais avant cela il doit encore traverser une porte... au détour d'une cour, d'une cour secrète, celle de l'enfance, des arcanes, des souvenirs... 


Une porte imaginaire qui s'ouvre vers l'avenir, cet éventail des possibles. 

Cinq mille kilomètres par seconde

Cinq mille kilomètres par seconde, récit d’un étrange triangle amoureux, récit de la distance qui sépare deux êtres, Piero et Lucia, une distance qui paradoxalement disparaît par les mystères de la communication. Une communication qui est le point d’orgue d’un récit où le lecteur découvre avec douceur et amertume les choix de vie de personnages ballotés par l’illusion de liberté que procure le voyage. Des études à l'étranger, un emploi, autant de facteurs qui poussent les protagonistes à forcer leur destin et à questionner inutilement leur amour. Le dépaysement est total, le lecteur est à son tour victime d’une sorte de désenchantement, une vague celle de la séparation et qui n’a pour seule écume que d’indicibles regrets. 
Edité par les éditions Atrabile, cet ouvrage a obtenu le prix du meilleur album au Festival International de la Bande Dessinée en janvier 2011. Manuele Fior signe là une oeuvre atemporelle où le lecteur baigne dans une succession d’atmosphères, retranscrites avec finesse par la maîtrise de l’aquarelle, le trait de l’auteur disparaîssant sous cette eau colorée, qui vient noyer tour à tour les espérances des personnages. 


Les regards, les rêves des personnages qui s’avèrent être autant d’attentes et d’exigences inassouvies... le lecteur se prend à apprécier cette frustration permanente, planche après planche, espérant peut être goûter à une douceur dénuée d’amertume mais en vain. 

Ce livre vient réveiller de vieux démons chez le lecteur, il se met à penser à ses propres choix, à ses ambitions... A la manière de concilier relation amoureuse et nouveaux horizons. Il comprend tout d’un coup que certains personnages sont aussi imprévisibles qu’incohérents, rappelant des récits tel La Sauvage de Jean Anouilh où Florent subit malgré l’amour de Thérèse les frasques de la jeune fille, ses douces folies, ses vengeances incessantes, ses révélations censées le dégoûter d’elle... Des frasques qui n’ont ni de raisons ni de sens si ce n’est la fuite irrationnelle de la sauvage de son bonheur, un bonheur qu’elle n’accepte pas par manque de confiance en elle peut être, par manque de confiance en l’avenir. Comme s’il était impossible d’aimer. Florent est prisonnier des caprices de Thérèse, elle même semble s’emprisonner dans ses doutes. Gilles Deleuze réussi à exprimer cette situation que l’on retrouve dans l’oeuvre de Manuele Fior, lors d’une conférence à la Fémis, il disait en parlant de l’oeuvre cinématographique de Minnelli : 
“Minnelli, il a, il me semble, une idée extraordinaire sur le rêve. (...) c’est que le rêve concerne avant tout, ceux qui ne rêvent pas ; le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas, et pourquoi cela les concerne ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. A savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. (...) le rêve est une terrible volonté de puissance, et chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu.”

A quoi rêve Piero dans ce train qui traverse le désert égyptien ? Pourquoi elle et pas une autre ?  Elle est en Norvège, se prépare à de nouvelles déceptions en croyant au contraire découvrir les plaisirs de la séduction, elle rêve et elle ignore pourtant... Il ignore qu'en Egypte, il se perd peu à peu, il la perd peu à peu... Les années passent, un appel...



... Il ignore que les années passent et défilent, cinq mille kilomètres par seconde, l'illusion étrange de croire que l'on peut garder l'autre en suspens, l'illusion d'une proximité, d'un appel qui traverse les frontières... Elle ignore pourtant....


...que ces rêves dévorent, ils la dévorent, ils le dévorent lui, il lui font voir ce qu’il n’aurait jamais du voir. Il ne faut plus rêver, car cela dévore le temps, il faut simplement vivre. Le lecteur pense à la distance nécessaire dans un couple, une distance évoquée par Jean Paul Sartre, comme étant une danse céleste où l’un peut et doit vivre sans l’autre et qui s’avère être l’élément qui forge un couple et qui permet leur union. Cette distance n’est pas matérielle, elle est symbolique et Manuele Fior nous montre que ses personnages n’ont pas su la préserver. Les années passent, dix, vingt ans, les regrets s'accumulent, Lucia se dépêche de courir, elle est passé à côté de ses rêves, elle a un rendez-vous... Elle court dans le sens contraire de lecture, elle a un rendez-vous... un rendez-vous avec le passé.

L’osmose n’est pas la fusion, et l’amour n’est pas un sacrifice permanent. Les regrets des personnages n’existent que par leurs exigences, une passion ne peut exister que lorsque le sentiment envers l’autre est loyal. Cette loyauté, elle, perdure, elle ne peut se résumer à aucune exigence, à aucune déception, elle n’existe que par la confiance... 

... seulement parfois il est déjà trop tard. Au lecteur de vivre sa propre histoire, au lecteur d'écrire sa propre vie, car le lecteur n'est pas un personnage, il n'est ni Piero ni Lucia.

Poema a fumetti

Préfacé par Delphine Gachet et publié dans sa version française par les éditions Actes Sud, Poema a fumetti est un des derniers ouvrages publié par Dino Buzzati. L'auteur  prolifique du Désert des Tartares mais aussi du magnifique recueil de nouvelles Le K s'est ainsi intéressé au 9ème Art, il fumetto, un art pour lequel il vouait une admiration et sur lequel il portait un regard passionné et critique notamment en tant que journaliste du célèbre quotidien Milanais, Il Corriera della Sera. En Italie, cet art où les paroles des personnages se transforment en fumées vaporeuses n'a jamais été assujetti à une censure. Contrairement à la France où cela a longtemps porté préjudice à la manière d'appréhender le 9ème Art. Ainsi en France il aura fallu attendre l'arrivée de Jean Giraud, Wolinski, Paul Gillon et d'une génération d'auteurs plus libres et inspirés. Marquée par le trait de Magnus, d'Hugo Pratt, de Guido Crepax pour ne citer qu'eux, l'Italie a offert quant à elle des chef-d'oeuvres au 9ème Art. On comprend dès lors pourquoi l'écrivain s'essaye à cette lettre dessinée, à ce dessin lettré avec style et audace... la construction de ses planches est tantôt traditionnelle, tantôt expérimentale mais toujours marquée par une volonté d'apporter une multitude de calques, de degrés de lecture. Avec Dino Buzzati au dessin et au texte le lecteur découvre un écrivain, auteur au trait clair et il est transporté aux portes des enfers... il découvre un Orphée moderne qui un soir voit celle qu'il aime franchir un mur, une porte et disparaître à jamais. Une porte que seuls les morts sont autorisés à emprunter. 





L'existentialisme si particulier de Dino Buzzati dans lequel on retrouve des traces de Franz Kafka et certains fragments d'Albert Camus est ici extrêmement marqué par cette notion propre à ce courant de pensée : à savoir le postulat que l'Homme n'est prédéterminé par aucun destin ou morale en ce monde. Il est au contraire l'essence même de sa propre existence et cela par ses propres actes. Un existentialisme fantastique où le destin peut jouer des tours au personnage mais où ce dernier va, par ses actions, réussir sinon tenter par ces choix d'être maître de la situation. 

Etranges pensées que celle d'Albert Camus qui réussi avec l'homme révolté a exprimé enfin la richesse de cette pensée si exigeante envers celui qui la pratique. Exigeante car elle devient destructrice pour qui n'a pas compris qu'en réalité cette pensée était une pensée de vie et non de mort. En effet, régir sa propre existence fait pesé un poids non négligeable sur les épaules de chacun. Cette indépendance permettant de travailler sur soi sans accuser à tort la fortune ou un dieu. Cela permet de donner aux choix de l'Homme une valeur réelle, puisqu'il les aura pris sans fatalisme mais par sa propre volonté. Citons l'exemple d'un homme qui espère et qui croit en l'existence de Dieu, un homme dont la foi est inébranlable car son choix est le reflet de sa réflexion et non de peurs ou de carcans sociaux et moraux imposés.  Cela démontre que ce dernier a plus de mérite dans sa manière de concevoir sa foi qu'un autre qui s'avère n'être qu'un superstitieux et non un croyant.  



Il en est de même pour celui qui a fait le choix d'aimer, on pense à Orphée. Ce dernier a choisi Eurydice, il a choisi de l'aimer, et de l'aimer au delà de la mort. Le choix de Buzzati de réinterpréter ce mythe est symptomatique d'une volonté d'exprimer cette aptitude de l'Homme à prendre des décisions et non de se laisser balloter par l'histoire. Des choix peut être inconsidérés mais qui font que son existence n'est pas vaine ou assujettie à une mort prochaine et toujours certaine. Cet Homme qui s'oppose au destin est un personnage d'une divine comédie dont il est certes un acteur mais qui en ce qui concerne sa propre histoire, sa propre existence, demeure avant tout l'acteur principal d'un récit qu'il aura lui-même écrit. Ce rôle, il ne le cédera à personne car il n'est pas le genre d'Homme a accepté de jouer un second rôle dans le scénario de sa propre existence.

Jalonné d'obstacles, le chemin qui mène à Eura est un parcours initiatique, une quête du Graal pleine de tentations. Il s'agit pour le personnage de se confronter à une rencontre avec les enfers. Des enfers qui dans l'oeuvre de Dino Buzzati et à la manière de Dante Alighieri viennent nous décrire un paradis à la saveur douce et amère. Ces enfers ne sont pas habités par Hadès et Perséphone, mais par un esprit qui s'est égaré, un esprit qui doit rendre des comptes à une hierarchie administrative, égaré, cet esprit habite un imperméable, égaré il l'est comme l'est Orphée. Et il s'avère être un esprit qui était bien vivant mais qui a osé franchir une porte qu'il aurait du ne pas voir. Une porte qui semble être destinée à ceux qui ont osé aimer. Egaré il supplie Orphée de lui parler de l'autre côté, ce côté si intense et érotique du fait de l'idée même que chaque instant est très certainement le dernier. Un autre lieu, où les personnes sont les mêmes mais où les regards et l'angoisse de la mort viennent donner à la vie cette délicieuse fragilité.


Cet esprit s'adresse au personnage, il lui demande de chanter, de chanter ce monde éphémère. Véritable Cerbère, il fait comprendre que le véritable supplice de l'enfer est celui d'une vie éternelle où la crainte de la mort ne se fait plus sentir. La perspective de la mort devenant ainsi le fruit défendu, le délice qui par l'angoisse rend la vie si savoureuse, car l'éternité n'égalera jamais l'éphémère.

Blasé, cet esprit nous appelle sur la couverture de ce livre comme il appelle Orphée... il nous regarde, une espèce de vêtement impassible et silencieux. Il nous implore de vivre et,  par le néant qu'il inspire, nous supplie d'exister. 

Mourir, Partir, Revenir, le Jeu des hirondelles


Mourir, Partir, Revenir, le Jeu des hirondelles... des mots épars sur les murs effrités de Beyrouth. Des mots inscrits à jamais dans le coeur de tous les prisonniers de l'exil, qu'ils soient originaires de Beyrouth ou d'ailleurs. L'exil étant un supplice, vécu lorsque l'on quitte son pays, sa terre, vécu aussi lorsque ce pays n'est autre que l'être aimé. Vécu enfin au moment du retour tant désiré, un retour dans des espaces qui parlent et racontent leurs souvenirs comme autant de douleurs, de joies. Etrange supplice qui dès lors s'acharne avec  patience à plusieurs reprises sur l'Homme, au point que parfois l'instant présent devient un exil de l'instant passé. Acharnement que le monde actuel offre par le paradoxe d'une mobilité souhaitée mais subie et que l'on retrouve avec plaisir et amertume dans le magnifique Cinq mille kilomètres par seconde de Manuele Fior. Mourir, Partir, Revenir, le Jeu des Hirondelles est publié aux éditions Cambourakis, ce troisième ouvrage de Zeina Abirached sélectionné en compétition officielle au Festival International de la Bande Dessinée en 2008 marque les esprits par sa structure narrative qui diffère des expériences graphiques de ses précédents ouvrages. [Beyrouth] Catharsis annonçait ainsi par sa structure graphique le talent de l'auteur et son intérêt pour la ville, pour l'urbain, un petit livre au format original qui a été immédiatement concurrencé par 38 rue Youssef Semaani qui demeure incontestablement un bel objet à part dans le monde du 9ème Art tant dans sa structure narrative que dans la construction de l'ouvrage, une édition soignée et  audacieuse et qui à ce titre par sa rareté gagnerait à être découverte.  


Le rôle de la ville fait partie intégrante du récit. Ces souvenirs, cette mémoire de l'espace est une empreinte, une signature de l'auteur. Zeina Abirached partage au lecteur son expérience du lieu. Ainsi par des contrastes qui rappelle les plans de Nolli, l'auteur vient montrer le plein et le vide, l'habité et l'espace banni... "Ici, c'est l'espace qu'il nous reste."

Sur le site de l'éditeur elle exprime clairement les raisons qui l'ont poussé à écrire enfin sur ses souvenirs  : « En avril dernier, sur le site de l’INA, qui venait de mettre ses archives en ligne, je suis tombée sur un reportage sur Beyrouth en 1984. Les journalistes interviewaient les habitants d’une rue située sur la ligne de démarcation. Bloquée à cause des bombardements dans l’entrée de son appartement – l’entrée était souvent la pièce la plus sûre car la moins exposée –, une femme au regard angoissé dit une phrase qui m’a donné la chair de poule. Cette femme, c’était ma grand-mère. J’étais à Paris et tout d’un coup, sur l’écran de mon ordinateur, ma grand-mère faisait irruption et m’offrait un bout de notre mémoire. Ça m’a bouleversée, je me suis dit que c’était peut-être le moment d’écrire enfin le récit qui me travaillait depuis un moment déjà. "Je pense, qu’on est quand même, peut-être, plus ou moins, en sécurité ici” . C’est la phrase qu’a dit ma grand-mère en 1984. C’est une phrase qui interroge sur la notion d’espace et de territorialité.  C’est une phrase qui résume la raison pour laquelle beaucoup d’habitants sont restés « chez eux » malgré le danger.»

Chez soi... un parfum que l'on sent, une belle odeur de poussière, une tasse posée sur un bureau depuis plusieurs années, des photographies qui s'accrochent au mur comme pour ne pas oublier, le silence... les souvenirs. Cette impression de solitude... terrible... mais qui laisse la place à l'espoir. Celui des promesses et des mots, celui d'une grand-mère qui les soirs d'été vient transmettre les choses simples et précieuses. Irremplaçables. Le huit clos de cet ouvrage n'est pas celui de Sartre, l'enfer ce n'est pas les autres, au contraire, dans un néant de conflits et d'insécurité la seule stabilité réside dans les liens que l'on a choisi de créer, dans les liens qui restent. Cette impression de solitude disparaît face à des principes et des valeurs qui sonnent comme une évidence, une sécurité. Ne plus croire en ces valeurs ce n'est pas trahir l'autre c'est se trahir soi-même.

Fonder un foyer, croire en l'autre, savoir qu'il est le seul qui pourra nous prendre dans ses bras. Croire. Là réside le secret d'une vie que tout semble détruire. Cet espace lorsqu'il est mis en doute ne vient que créer amertume et frustration or il ne faut ni douter, ni réfléchir dans d'interminables monologues, il faut accepter et construire cette réalité au delà des doutes, au delà des destructions et des exils qui s'imposent à nous. Même lorsque l'espace qu'il nous reste disparaît peu à peu au point de devenir  ce dernier carré blanc. 

Le talent graphique de l'auteur réside dans son aptitude à exprimer l'espace et ceux qui l'habitent, à schématiser dans son concept le plus pur cet espace afin de nous transmettre ce qu'elle veut en raconter. Diplômée de l'école nationale supérieure des arts décoratifs Zeina Abirached expose ainsi son talent dans des planches aux découpages pertinents et évocateurs. Le lecteur saisi immédiatement le message que l'auteur souhaite lui transmettre, il le construit dans son esprit et visualise lors de sa lecture les nuances et méandres d'une histoire où les espaces s'emboitent et se complètent. Lui permettant ainsi de contextualiser l'histoire. La ville vient ainsi se découper, se morceler, se révéler pour céder la place à l'architecture de l'immeuble, lui même faisant profil bas pour annoncer l'agencement de l'appartement pour enfin peu à peu faire découvrir cette "entrée".  Ce carré blanc est une porte pour le lecteur, il découvre ainsi l'intimité des personnages et ressent désormais leurs inquiétudes.  Pour enfin découvrir leur architecture sentimentale. 
La tapisserie de l'entrée, le petit carré blanc, le dernier espace qu'il reste pour se protéger des bombardements devient ainsi l'arrière plan théâtrale du quotidien des personnages dans une comédie dramatique qui alterne espoirs et inquiétudes et qui résume parfaitement le quotidien de tant de familles. On comprend dès lors le sens d'une rencontre qui avait réuni Art Spiegelman et Zeina Abirached en 2008 et qui portait sur un regard croisé en rapport au 9ème Art et à l'expérience de la guerre. 



Une expérience extrêmement douloureuse qu'Art Spiegelman avait magistralement retranscrite dans MAUSS. L'auteur de Je me souviens Beyrouth quant à elle dans sa manière d'aborder ses planches fige les instants. Le téléphone devient un oracle dont les prédictions ne sont pas rassurantes. Une minute devient rapidement une heure. L'attente devient doute. Les regards changent, les enfants demandent à parler à leur parents, cette simple interrogation laisse place au désarroi, "Attendez, je n'entends plus rien"... il faut tourner la page, il faut savoir à quoi s'en tenir, il faut espérer.

Mourir, Partir, Revenir ? Cette vie est-elle un jeu ? Sommes-nous des Hirondelles ? L'on quitte le 38 rue Youssef Semaani, mais cette adresse, elle, ne nous quittera jamais.