Lettre à la Mère

La couverture illustrée par Joe Dog, dessinateur majeur du groupe Sud-Africain Bitter Comix le montre, le 9ème Art s'installe dans les esprits comme un média à part entière. Assis sur une chaise à l'intérieur d'une résidence, un homme dont les traits rappellent ceux d'un Tintin assagi et à la calvitie prononcée est en train de lire le Monde Diplomatique pendant qu'à l'extérieur, un employé noir se charge de l'entretien d'un jardin. Un jardin enclavé par des murs de béton froids au coeur des gated communities sud-africaines. Joe Dog fait ici référence à un Tintin colonisateur, homme blanc devenu membre privilégié au sein d'une société, au sein d'une bourgeoisie héritée de l'apartheid. Sa critique est douce amer puisqu'il réussi avec sarcasme à critiquer par la même occasion le lecteur d'un mensuel engagé et dont l'engagement semble soudain ouvertement critiqué puisqu'impuissant. (La revue étapes a consacré dans son numéro 160 de septembre 2008, un dossier consacré aux auteurs sud-africains, des auteurs révélés au public dans une exposition du Festival International de la Bande Dessinée en janvier 2009.) 

Le Monde Diplomatique a choisi la Bande Dessinée comme "langage" pour communiquer à ses lecteurs un hors-série regroupant ses thèmes de prédilections. Le mensuel a surtout cherché à mettre à l'honneur une manière audacieuse et différente de raconter, de partager un savoir par le biais d'une littérature graphique sans cesse en mouvement. Cette initiative du Monde Diplomatique montre également le lien étroit qui uni la presse écrite au 9ème Art. La presse ayant permis son essor il y a plus d'un siècle tout en tirant profit du succès et du talent des auteurs. L'éditorial de M. Vandermeulen, s'il peut être critiquable dans certains de ses aspects, demeure intéressant notamment dans la tentative assez prétentieuse et sarcastique qu'il a d'expliquer certains éléments d'une planche, que sont la case, l'espace inter-iconique (l’ellipse entre deux cases) et le phylactère (la bulle). Professeur de sémiotique comparée, il a le mérite de montrer le potentiel de ces éléments dans le processus narratif qu'ils décrivent et dans leurs interactions avec le lecteur. 

Publié dans ce hors-série Lettre à la Mère de Mazen Kerbaj livre une oeuvre poétique, figée et mouvante comme la Beyrouth à qui il s'adresse, une mère parfois indigne, belle et hideuse à la fois. Une ville dont l'âme est changeante et qu'il partage avec le lecteur au travers d'une succession de regards... Une ville qui semble étrangement déserte, habitée par la seule âme décrite dans ce poème. Un poème que Mazen Kerbaj dessine avec froideur et qu'il termine dans une vapeur lascive, dans un seul et dernier phylactère, laissant sortir des toits beyrouthins un cri, un cri d'amour et de haine.

Débutant par une référence à l'existentialisme propre à Albert Camus, ce poème dessiné relate avec justesse un étrange paradoxe, celui d'une ville en décomposition qui se régénère et épuise de ses contradictions ses "enfants". Beyrouth est féconde, elle engendre des états d'âme. Ce n'est d'ailleurs que par ses contradictions qu'elle acquiert une âme, une parmi tant d'autres et qu'elle perd aussitôt tant elle est la proie de convoitises morbides. Mais malgré tout cela, oui, malgré tout...

"Mais malgré tout je me dis parfois que je t'aime 
Malgré tout je t'aime oui je t'aime je t'aime malgré tout ..." 

40 Days dans le Désert B.

Expériences initiatiques, les dessins du Maître incontestable du 9ème Art qu'est Jean Giraud, Moebius retranscrivent à eux seuls les méandres de l'esprit humain. Edité par les éditions Stardom, cet ouvrage apporte au regard une lecture inédite, une manière sensible de recevoir l'image. Ainsi par la finesse du trait se révèle des métamorphoses insoupçonnées, bruyantes, dérangeantes et pourtant tellement expressives, tellement justes dans leur vérité. Cet artiste, cet auteur a ainsi à plusieurs reprises exposé ses oeuvres, ses planches à la Fondation Cartier. Fondation qui derrière ses murs, sa transparence imaginée par Jean Nouvel, vient sans cesse révéler la richesse de l'art contemporain et toute sa pluralité. Pendant six mois, jusqu'au mois de mars 2011, l'exposition Moebius Transe Forme a ainsi marqué les esprits tant dans le choix scénographique d'offrir aux visiteurs une magnifique rétrospective, un ruban de dessins et de planches que dans la manière de les partager avec chacun d'eux... Ainsi les oeuvres ont été commentées par l'auteur qui s'adressait à nos sens et venait compléter notre regard par sa voix, une voix qui résonnait en différents points de l'espace et créait un véritable cocon sonore hors de l'espace et du temps. Le succès de l'exposition et de ses nuits nomades a été tel que le boulevard Raspail n'a pas désempli, les fils d'attente n'ont cessé d'augmenter et cela malgré le froid hivernal. Un succès numérique également puisque le site officiel de la Fondation Cartier révélait un contenu inédit, notamment des entretiens tout le long de l'exposition.  

© Moebius, 40 days dans le Désert B,  éditions Stardom.

Le talent de Moebius s'exprime par une riche bibliographie, des ouvrages majeurs du 9ème Art.  Si les mondes d'Edena, Arzach, Cauchemar Blanc ont su offrir au lecteur une richesse graphique et scénaristique hors du commun, 40 Days dans le Désert B. est un véritable chef d'oeuvre à lui tout seul. Par ses métamorphoses, il permet une hypnose, une transe qu'il procure au lecteur et cela au sens propre du terme. 

© Moebius, 40 days dans le Désert B,  éditions Stardom.
"Vanitas, Vanitatum et omnia Vanitas", le désert si récurent dans l'oeuvre de Moebius, la vie, la mort et par dessus tout le rêve. Une entité ô combien réelle mais qui par son immatérialité est souvent reléguée au rang de délire là où au contraire le rêve est la trace la plus concrète de notre conscience fut-elle en sommeil. Vanité, des vanités, tout est vanité... Oui... C'est vrai... Seulement ce constat, ce mememto mori permanent que procure l'expérience de la vie est un délice, une hypnose. Ce rendez vous immanquable de toute l'humanité fait de cette existence un rêve magnifique puisqu'il permet d'offrir au quotidien cette saveur qu'il n'aurait jamais pu avoir. Le corps, l'esprit, l'âme... l'amour, la passion, l'union des êtres, de la chair et des esprits. Tout cela prend un sens, ce mememto mori est une injonction divine, une invitation à la métamorphose, une transformation complexe... celle d'un passage, celle d'une transformation toute simple d'accepter de vivre pour enfin exister. 

© Moebius, 40 days dans le Désert B,  éditions Stardom.