BAKUMAN

L'équipe de Littérature Graphique s'est penché sur BAKUMAN, l'article en préparation sur Jirô Taniguchi et le chef d'oeuvre qu'est Quartier Lointain devra attendre, celui sur Taiyou Matsumoto et le très culte Amer Béton également. Car l'univers du manga, plus particulièrement celui du Shônen a ses coulisses et il a fallu attendre le génie des auteurs de la délicieuse et terrible série qu'est Death Note pour enfin les découvrir. BAKUMAN est une série prenante, parfois redondante, elle décrit parfaitement et sans caricatures les méandres de l'édition japonaise et du légendaire hebdomadaire Shônen Jump. Les politiques éditoriales en France n'ont pas pu ni su préserver la publication de revues qui étaient de véritables laboratoires pour le 9ème Art, véritables espaces d'expérimentation sans équivalent (Pilote, Métal Hurlant, (A Suivre) pour ne citer qu'eux), cette disparition comporte ses avantages et ses inconvénients et il faudrait une étude documentée sur le rapport éditeur-auteur  à l'époque de ces revues et depuis leur disparition pour en cerner tous les tenants et aboutissants. S'ajoute à la disparition de ces véritables institutions la dématérialisation que pourrait provoquer actuellement le numérique, tout cela vient appuyé l'intérêt d'une telle série où le lecteur est surpris par le rôle jouer par les éditeurs nippons. En effet, il est techniquement et culturellement inutile de comparer le Japon à l'Europe ou aux Etats-Unis mais il est assez étrange de constater comment au Japon, au pays du soleil levant et du numérique par excellence, le rôle du support papier demeure et vient appuyer la production des ouvrages et cela depuis plus d'un demi-siècle.

L'intérêt de BAKUMAN ne réside pas uniquement dans ces réflexions mais dans la manière d'aborder la question de la vocation, de la passion. Jusqu'à quels sacrifices est-on prêts pour réaliser nos rêves ? Peut on d'ailleurs parler de sacrifices lorsque finalement le rêve et la réalité se rejoignent dans ce qui semble être finalement la réalisation de soi ? 

Cette série, a obtenu le prix du meilleur shônen de l'année 2011 aux Japan Expo Awards, elle soulève un grand nombre de questions et apporte autant de réponses. Le lecteur est bouleversé par l'ambition des personnages, Mashiro et Takagi, deux jeunes garçons en proie à leur désir de devenir auteurs. L'un d'eux dessine, l'autre écrit. L'un admirait en secret son oncle mangaka, l'autre pourrait être admis dans l'une des meilleures universités de Tokyo. Et pourtant, ni l'un ni l'autre ne veulent devenir auteur par hasard, ce souhait ils le concrétisent sans compromis et au fil des planches. Concrètement il s'agit de montrer au lecteur toute la difficulté de raconter une histoire, toute la difficulté pour les auteurs de trouver un public, de satisfaire leurs égos parfois opposés, et surtout de vivre de leur art. 



Mashiro doute, il sait qu'il doit s'accrocher à son rêve, il se confie à une personne qu'il ne voit guère souvent, il se confie à son père. Mashiro veut devenir mangaka, pourtant son oncle l'a précédé et n'a pas connu le succès qu'il méritait, cette déchéance l'a très certainement tué, Mashiro veut devenir mangaka, un métier dont beaucoup ignorent la difficulté. Ce père parle peu mais il sous-entend énormément de choses, il ne contrarie pas les souhaits de son fils, il tente de les comprendre, de vérifier ses intentions. Le sens de lecture est de droite vers la gauche, le découpage des deux planches est intéressant, Mashiro est seul, seul sur le balcon de l'atelier, il n'est ni à l'intérieur, ni à l'extérieur mais dans un entre-deux symbolique, le lecteur perçoit à peine sa silhouette dans cette première case. Mashiro est donc seul et il appelle son père. Dans ce dialogue très personnel et intime, le visage de Mashiro apparait enfin pour peu à peu laisser place à un sourire qui en dit long sur la confiance mutuelle qui s'instaure dans cet instant éphémère de la discussion... 

- "Tu aimais beaucoup Ashita No Joe Hein ?" 
- Inutile d'en dire davantage Papa... 

Ce père qui est très certainement un homme d'affaire pris par son travail, mentionne Ashita No Joe, un Shônen qui dans la culture japonaise possède une aura immense. Le rapport à l'estampe et à l'image remonte aux temps des reliures médiévales, et il est au Japon considéré comme étant une partie intégrante de l'histoire littéraire et artistique. Les carnets de Hokusaï l'attestent. En mentionnant Ashita No Joe, Tsugumi Ohba et Takeshi Obata viennent placer BAKUMAN dans la droite ligne de l'Histoire du Manga, du Shônen.


Le doute, l'effort mais surtout la mise en oeuvre d'un projet. Sa réalisation au prix d'un réel sacrifice. Le travail en équipe, laisser de côté son égo, partager ses critiques, apprendre à en recevoir. Réfléchir, douter, mais agir. Créer, créer car voilà ce qui rend la vie légère, créer même lorsque cela conduit à un échec. Il faut prendre son crayon et produire, mettre sur papier sa pensée, sinon elle reste engluée dans notre esprit et elle ne se partage pas, elle ne se transmet pas, n'est pas critiquable, elle stagne dans l'interminable succession de regrets que recèlent notre imaginaire. Cette pensée, il faut apprendre à la figer, à lui dire de se poser sur le papier sans quoi elle hantera notre esprit et parasitera tous nos projets. Cette pensée, une fois écrite, existe par elle même et l'auteur peut la laisser vivre, il peut la quitter et tourner la page, pour découvrir une nouvelle page blanche, fidèle à ses principes, il pourra enfin exister et évoluer. Il pourra se réaliser soi-même pour ensuite se réaliser auprès des autres et, dans le cas de Mashiro, de respecter une promesse... Une promesse faite à un être cher et qui compte le plus à ses yeux, cette promesse est un cri, un trait dessiné sur le papier, une ligne interminable, un regard... un simple lien invisible qui unit deux personnages. 


Giuseppe Bergman Aventures Vénitiennes

Publié en 1980 HP et Giuseppe Bergman est apparu dans les romans (à suivre) des éditions Casterman, ce titre qui précédera Jour de Colère porte désormais et à juste titre l'intitulé suivant Giuseppe Bergman Aventures Vénitiennes. Cette nouvelle publication des éditions Drugstore très épurée est de qualité; le lecteur est ouvertement invité à pénétrer un univers riche, sensuel, subtil, parfois satirique et ô combien amer. On pense à Marcello Mastroianni qui a été l'alter ego à l'écran de Federico Fellini... Un personnage qui changeait de forme comme de visage, alternativement tendre, cruel, souvent mélancolique, il devait happer par son jeu d'acteur les volontés d'un cinéaste qui lui offrit certains de ses plus beaux rôles. En un sens Giuseppe Bergman vient jouer le même rôle pour Milo Manara. Un auteur qui a choisi l'érotisme comme trait fondamental de sa carrière d'artiste, un érotisme qu'il maîtrise d'ailleurs dans ses moindres nuances jusqu'aux regards de ses femmes, félines... des regards qui pourtant ne sont que des traits posés sur le papier. Milo Manara joue avec nos sens mais il offre surtout un véritable questionnement au lecteur. Car, au delà de l'érotisme, les aventures de Giuseppe Bergman sont une réelle invitation à la réflexion.


L'érotisme s'exprime par cette aptitude à aimer, obsessionnelle parfois, cette aptitude demeure le catalyseur de nos faits et gestes, elle devient cette curiosité, cette fascination pour l'autre que l'on reconnait par ses désirs et ses attentes. D'autant que la sexualité se définit comme étant cet ensemble des tendances et des activités qui, à travers le rapprochement des corps, recherchent l'accomplissement global de la personnalité. Giuseppe Bergman est en quête de cet accomplissement, en quête de lui-même. Merleau-Ponty écrit en 1945 dans sa Phénoménologie de la Perception cette affirmation : La violence du plaisir sexuel ne suffirait pas à expliquer la place que tient la sexualité dans la vie humaine (...) l'érotisme étant selon lui cette épreuve permanente de notre psychisme qui permet d'arriver à des moments d'autonomie et de dépendance, bref à des instants de fragilité féconde où chaque personne retrouve une partie de son identité et reconnait une partie de ses attentes vis à vis de l'autre. Cette construction qui nous permet de mieux aimer l'autre, de s'apprécier soi même avant d'aimer l'autre, cette identité construite, cette quête de soi porte un nom : l'aventure.



Je vais te poser une question... Pour toi l'aventure est-elle évasion ou connaissance ? ou plutôt, doit elle nous faire oublier nos problèmes ou doit-elle nous suggérer une façon nouvelle de les affronter ? 

Ces réflexions sur un monde où l'aventure devient un parcours initiatique qu'il est difficile de suivre Milo Manara les partage, son Giuseppe Bergman n'est pas un Corto Maltese, pour lui l'aventure est emprisonnée dans les carcans d'une société moderne où il est tout simplement impossible de s'évader, où l'individu est condamné à n'être qu'un "acteur" dans les méandres des marchés économiques, impuissant qu'il est dans ses frontières inhumaines, où une révolution conduit à un nouvel establishment et où finalement le héros n'est qu'un anti-héros parmi tant d'autres enclavé dans sa vieille Europe qu'il traîne à ses pieds comme les boulets du forçat et qu'il va jusqu'à retrouver en Amazonie. Mais... l'aventure, l'aventure, elle est là, toute proche... elle est là... Giuseppe Bergman n'est pas seul, il a un maître... 


Giuseppe Bergman n'est pas Corto Maltese, il n'a ni son élégance ni son aura, et Milo Manara n'oserait pas en faire un tel personnage car il ne voudrait ni ne pourrait égaler ce maître qu'est Hugo Pratt. Pourtant l'aventure vient à Giuseppe Bergman comme elle embarque Corto Maltese, l'aventure se vit, elle ne se décrit pas. Et elle se vit dans notre quotidien. HP est là pour nous le rappeler, cette vie est un théâtre et il ne tient qu'à nous d'en réciter la pièce... Hugo Pratt devient sous le trait de l'auteur un personnage, lui qui a offert à ce dernier El Gaucho et Un Eté Indien, deux trésors du 9ème Art. Giuseppe ne sait plus où il va, cette aventure l'épuise et il ne la voit pas... Il est soudain à Venise, de retour d'un étrange délire, il retrouve enfin HP, qui monte sur un vaporetto, et qui lui part pour de bon vers l'aventure, la vraie ! Giuseppe lui parle en vain, il lui demande de lui donner une autre chance, maladroit qu'il est. Hugo Pratt marche dans les ruelles de Venise, banal personnage désabusé par un disciple qui décidément n'a pas compris, l'aventure est là, elle est là, juste là sous nos yeux... il dit à son élève de partir, de rentrer dans le rang et de le laisser tranquille, HP a perdu beaucoup trop de temps... Il part seul, il enjambe les dalles vénitiennes, il marche vers ces ponts qui enjambent les rues aquatiques de cette ville si vaporeuse... Un carnet tombe des poches de HP qui disparait... Giuseppe le ramasse... s'assoit près d'un puit et lit... 

J'avais quatre ou cinq ans, peut-être six, à l'époque où ma grand mère me demandait de l'accompagner jusqu'au vieux ghetto de Venise... Nous allons rendre visite à une de ses amies, Madame Bora Levi, qui habitait une vieille maison... on accédait à cette maison par un escalier en bois, d'un autre temps, appelé "l'escalier extravagant" ou bien l'escalier turc... Madame Bora Levi me donnait une dragée, une tasse de chocolat épais et bouillant, et deux biscuits sans sel, qui ne me plaisaient pas... Puis grand mère et elle, régulièrement, s'asseyaient et jouaient aux cartes, souriant et murmurant des phrases incompréhensibles pour moi... Ainsi donc il ne me restait qu'à passer minutieusement en revue chacun des cent médaillons, suspendus au mur de velours, rouge sombre qui m'observaient derrière leur ovale de verre (...) un peu embarrassé j'allais à la fenêtre de la cuisine et je regardais en bas : une petite place herbeuse avec une margelle de puits recouverte de lierre... Cette petite place a un nom : Cour Secrète dite de l'arcane. Pour y entrer il fallait ouvrir sept portes, chacune d'elle portait gravé le nom d'un...

Cette vie est une incroyable aventure, une aventure si courte que l'on ignore qu'il faut la raconter, à ceux que l'on aime, à ceux qui restent. Combien d'histoires ont pu disparaître avec ces êtres qui passent dans nos vies mais ne demeurent pas ? Combien de récits de vie qui sont de si magnifiques aventures ? Parfois ces souvenirs sont là, ce grand père qui nous aimait tant... à nous de ne pas l'oublier, cette femme que l'on a aimé, que l'on aime, cet homme, cette âme soeur, ces instants de vie sont des trésors, des trésors dont la banalité n'est qu'une écorce mais qui en leur noyau cache une aventure unique qui mériterait que l'on s'y attarde, que l'on s'arrête un instant pour en apprécier l'essence, cette femme que l'on aime, cet être qui est parti, cet enfant, ce trésor, mérite qu'on le raconte, mérite qu'on lui dise qu'à lui seul il est notre plus belle histoire.