Ma vie mal dessinée

Gian Alfonso Pacinotti, que les lecteurs connaissent sous le nom de Gipi est un auteur dont le trait annonce le mouvement et l'intransigeance. La fluidité de son trait et l'authenticité de ses propos expliquent en partie son succès et son rôle au sein du quotidien italien La Republicca. Révélé par son premier recueil de courtes histoires Esterno Notte, ce sont ces Notes pour une histoire de guerre publiés en France par les éditions Actes Sud qui viendront confirmer la puissance de ses récits et sa contribution à une nouvelle manière d'aborder les "fumetti", ces petites fumées qui définissent le 9ème Art en Italie et qui étrangement naissent dans les bouches acérées des personnages de cet auteur. S'attaquer à l'oeuvre de Gipi c'est sans complaisance s'ancrer dans une trame où les rapports entre les personnages sont intenses, alternativement tendus ou libérés de tous carcans, c'est surtout s'attaquer pour Ma vie mal dessinée à une autobiographie surprenante et satirique. Qui par l'introspection qu'elle suggère apporte aux rapports entre les personnages une nouvelle profondeur... un moyen concret de voir, de constater le chemin parcouru. 



Les souvenirs d'enfance viennent se mêler aux déboires de l'auteur à l'âge adulte, à ses difficultés de vivre, de comprendre, ses souvenirs d'adolescence, sa révolte, ses disparitions où il s'ignore lui même... Tout cela prend un sens avec la sensation que la vie est un labyrinthe de chemins qui parfois ne se laissent pas choisir. Et ils conduisent étrangement, lorsque l'on apprend à se laisser emporter par eux, à cet instant qu'est le présent. La manière très directe de s'exprimer, de nous jeter dans les bras ses dessins et ses sensations font de Gipi un auteur qui ne tente pas de plaire au lecteur... et cette posture, où il est fidèle à ce qu'il est, rassure, elle permet de découvrir un récit où fermer les yeux pour échapper à certains points sombres de son histoire n'est pas de mise. 



Le fil d’Ariane de ce type de récit est invisible tout le long de notre existence, l'autobiographie permet lorsque l'on met des mots entre nos souvenirs et le papier de constater combien cette vie est un récit, une histoire dont la principale difficulté est de retranscrire. Retranscrire sans sombrer dans le pathos nombriliste d'une intimité qui a priori n'intéresse personne. Le fil d'Ariane de notre existence est invisible, il ne prend forme que lorsque que l'on s'est délibérément perdu dans ce labyrinthe. Souvent ce qui nous construit c'est ce que l'on se cache à soi même, la vie est ainsi cette quête où finalement Thésée et le Minotaure ne sont qu'une seule et même personne. En ce sens Gipi en étant le plus direct possible, le plus cru possible offre au lecteur l'occasion de se pencher sur sa propre histoire sans calques, sans décors préalables. Littérature Graphique se propose de partager les lectures marquantes du 9ème Art, en ce sens Notes pour une histoire de guerre avait sa place parmi les différents articles du site, prix du meilleur album lors du Festival International de la Bande Dessinée en 2006, cette nouvelle consécration de l'oeuvre de Gipi présageait déjà le regard passionné de Michel Parfenov et de Thomas Gabison qui permettent notamment à des auteurs comme Brecht Evens de révéler leur intransigeance, leur audace et la sincérité de leurs propos. L'intérêt grandissant des éditeurs que sont Gallimard  (en ce qui concerne l'oeuvre de Gipi pour Le Local) et Actes Sud (pour Notes pour une histoire de guerre) vient confirmer le positionnement du 9ème Art qui plus que jamais se défini comme cette Littérature Graphique. 


- Tu la vois la statue de Garibaldi ?
- ... (Je la vois. Je la vois mal, comme tout le reste, mais je la vois. Je la regarde. Je ne comprends pas pourquoi il me demande ça, mais je la vois.)
- Souviens-toi que tu peux la peindre en bleu quand bon te semble.
- Qu'est ce que ça veut dire ? ... Stefano ?

Il n'y a pas de carcans, il n'y a pas de limite à la pensée et au regard. De tout ce qui nous entoure rien n'est sacré sinon la posture critique, une posture libre où il ne s'agit ni de se complaire ni de se plaindre simplement d'être fidèle à ce que l'on est. Cette statue de Garibaldi n'est pas figée et n'a pas à se figer pour le regard. Ma vie mal dessinée publié par les éditions Futoropolis est un bel ouvrage où s'alternent les dessins à la fois nerveux et légers de Gipi, les dessins d'un quotidien décrypté sous un flot d'impressions pertinentes teintées d'humour et des planches colorées à l'aquarelle où dans un délire anachronique l'auteur se retrouve emporté dans un chemin inclassable, prisonnier, il rencontre avec poésie une raison parmi tant d'autres, une raison suffisante de vivre... 


L'auteur fait souvent allusion à cette puissance que cache ce "langage honnête". Il ne s'agit ni de Vérité ni de confessions, il s'agit pour l'auteur simplement par son dessin d'exprimer au lecteur les sentiments qui lui traversent le corps et qui s'étalent de son esprit vers le papier. Un peu comme ces silences entre deux personnes, elles se cherchent et ne se disent rien. Parfois ce silence est plus expressif que tous les mots réunis et le langage devient alors celui de la présence.


Alors oui peut être, peut être qu'un jour ce mot, ce mot universel qui exprime tout notre être sera adressé sans complaisance ni détour à l'être aimé. Se raconter soi, c'est surtout raconter ses rencontres, elles seules nous définissent, elles seules nous poussent à dire "je", à croire en "tu".



Quartier Lointain

"J’aimerais renaître..." est le début d'un haïku de Natsume Sôseki, écrivain pour lequel Jirô Taniguchi a consacré une oeuvre envoutante intitulée Au Temps de Botchan où il a su, avec justesse, retranscrire la vie d'une figure emblématique de la littérature japonaise. Une oeuvre majeure, qui vient compléter une bibliographie magistrale, celle d'un auteur qui dès ses débuts en 1969 aimera se perdre et se retrouver dans la ligne claire de la bande dessinée européenne. Assistant de Kazuo Kamimura, la netteté de son trait et de son dessin presque architectural fournira à cet auteur un style propre dont il saura user en offrant à ses lecteurs des titres contemplatifs d'une force rare. L'Homme qui marche, Terre de Rêves ou encore le Sommet des Dieux marqueront ainsi un tournant dans le monde du manga et seront vite rejoints par Le Journal de mon Père et le fabuleux Quartier Lointain. 

Universel, ce chef d'oeuvre influence artistes, cinéastes... Des auteurs qui ont le mérite de s'inspirer d'une histoire fascinante et émouvante mais qui malgré leur talent ne font qu'adapter cette oeuvre sans parvenir à la faire revivre ou du moins faire revivre l'expérience du 9ème Art, un art qui par le regard, par le dessin et le texte permet au lecteur de ressentir des émotions uniques. Certains auteurs réussissent malgré tout à créer une trame nouvelle, un langage scénique original celui d'une mise en scène inventive qui vient offrir un nouveau regard sur l'oeuvre. C'est le cas de l'adaptation par Dorian Rossel et la Compagnie STT de Quartier Lointain au théâtre Silvia Monfort à Paris, à découvrir jusqu'au 29 octobre 2011. Une adaptation réussie et inventive mais qui ne fait pas oublier que l'oeuvre de Jirô Taniguchi bouleverse en elle même, pour ce qu'elle est, à savoir un manga, les lecteurs que nous sommes et cela à chaque ellipse, à chaque instant de la lecture. 

Pour en revenir au livre, Quartier Lointain de Jirô Taniguchi a été publié au Japon en 1998 par la Shôgakukan et a obtenu le prix du meilleur scénario au Festival International de la Bande Dessinée en 2003. Traduit et publié en langue française aux éditions Casterman, ce roman graphique a une aura, et il est n'est pas rare de le découvrir entre les mains d'un passager de train qui absorbé dans sa lecture oubliera qu'il existe sur son trajet une quelconque correspondance, ce passager est-il en train de lire un livre ou de sonder sa propre âme ? Est-il en train de renaître ? 

Renaître pour rattraper le temps, redécouvrir une jeunesse éphémère ? renaître pour échapper à ses regrets ? Non, cette oeuvre est une architecture de la pensée, un horizon proche et lointain.  Au delà de la nostalgie, Quartier Lointain est une invitation... une invitation vers sa propre histoire et par laquelle nous pouvons enfin comprendre ces mots qui s'échappent de notre esprit... Une rencontre, une occasion unique...  


Cette rencontre c'est avec soi que nous la faisons. Avec ce que nous sommes et ce qui nous entoure, avec le quotidien. Troublante, l'histoire de Jirô Taniguchi se révèle très doucement, avec patience... elle conquiert notre esprit pas à pas. Si Georges Perec nous fait prendre conscience de l'espace qui nous entoure, de cette architecture qui nous habite à tous et qui elle-même est habitée par nos souvenirs, nos impressions inconscientes, Jirô Taniguchi par son histoire permet par l'expérience de son personnage une introspection du lecteur dans l'environnement qui l'entoure, dans ce passé qui l'habite.


En ce sens Quartier Lointain n'est pas une invitation vers le passé, c'est une invitation vers l'instant présent, habité par le passé et en attente de s'affirmer à l'avenir. 


Mais pour voir cet avenir encore faut-il prendre conscience de ce passé, encore faut-il comprendre avec notre esprit d'adulte, comprendre sans jugements notre histoire.





Hiroshi, un homme qui s'approche de la cinquantaine rentre d'un voyage d'affaires, le regard perdu, fatigué. Nous sommes le 9 Avril 1998, 9 heures 12 du matin. Les évènements étranges que je vais vous conter ont commencé en gare de Kyôto, où je venais prendre le train du retour pour Tôkyô. La gare venait d'être renouvelée. Le hall était méconnaissable, immense... peut être trop grand pour moi ? En tout cas, c'est là que j'ai disparu. J'ai tout de suite vu que je n'étais pas dans le bon train. Le paysage défilait. J'ai essayé de l'identifier... mais il ne me disait rien. 


- Messieurs dames bonjour ! Rafraichissements, thés, bières, sandwichs...
- Pardon, pourriez vous me dire où se dirige ce train ? 
- Mais oui... il va à Kurayoshi.
- Kurayoshi ? (...)
- Vous... Vous ne vous êtes pas trompé de train, au moins ?
- Euh... Non, non.


Ainsi le train me conduisait vers ma ville natale... Mais pourquoi l'avais-je pris ? (...) Une autre chose était curieuse : à aucun moment ne m'est venu l'idée de faire demi-tour.


Hiroshi arrive à Kurayashi dans son Quartier, le quartier de son enfance... Un quartier lointain qui semble ne plus être habité... 


A 48 ans, il pense à sa mère, sa mère qui s'est battu et a du franchir bien des obstacles, il pense à l'absence aussi, à l'absence d'un père, à ses secrets, à son meilleur ami Daisuke, à sa soeur Kyôko et à celle qu'il aurait voulu aimé. Il pense surtout à ce quartier, à cette maison... Il entend une voix... mais il ne se retourne pas, il tourne le dos à son passé et s'enfuit. L'architecture ne semble pas préserver tous ses souvenirs, vidée de sens, cette maison n'est plus pour Hiroshi une maison habitée... Pourtant une voix dans son dos... pourtant quelqu'un semble l'appeler. Il part, il retrouve sa mère au temple Genzen, et avant de s'endormir sur sa tombe, il lui demande : 

"Maman as-tu été heureuse ?"

Cette question sonne comme une invocation, elle appelle les morts. Celle par qui tout a commencé. Une question qui est un prétexte, puisqu'on le sait il faut laisser les morts enterrer leurs morts et, finalement, cette question devient une question que l'on s'adresse à soi, Hiroshi est-il heureux ? Quelle partie de son histoire ignore-t-il pour ne pas l'être ?  Hiroshi se réveille et troublé il retrouve des rues familières, des architectures passées... Se réveiller est-ce renaître ? Se réveiller est-ce le retour à la réalité ? Ce monde en sommeil et s'il pouvait être réel ? Où est-il ? Où est Hiroshi ? Est-il toujours à Kurayashi ? Nous sommes le 7 Avril 1963, Hiroshi se réveille, il retrouve son quartier, il retrouve sa maison, il traverse une porte. Hiroshi se réveille et il a 14 ans.



L'histoire racontée par Jirô Taniguchi peut enfin commencer. 


Le goût du paradis

Publié en 2008 aux éditions ego comme x, et réédité par les Requins Marteaux depuis 2011, le goût du paradis de Nine Antico est le premier ouvrage d'une artiste qui par la franchise de son trait et de son texte réussi à saisir le lecteur, à le clouer face à ses planches avec en permanence cette sensation d'être conquis sans artifices. Un lecteur qui avait oublié la saveur de quelque chose d'authentique. Puisque toutes les éloges alors mêmes qu'elles seraient pleinement fondées ne sauraient émouvoir Nine Antico, qui projette sans fioritures, sur le papier, une vérité étrangement saisissante.

Sélectionnée à de nombreuses reprises au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, en 2009 pour le goût du paradis, en 2011 à deux reprises pour Girls Don't Cry et le troublant si ce n'est magistral Coney Island Baby. Sélectionnée mais non récompensée l'auteur a pourtant marqué les esprits par son talent et la puissance de ses textes dessinés, de ses dessins écrits. Elle a surtout été une des rares auteurs à être présente dans la sélection officielle pour des livres publiés par deux éditeurs différents, ce qui, il faut l'admettre est en soi une réussite et vient confirmer l'aura d'une auteur qui a su être présente et se montrer indispensable au renouveau du 9ème Art . On pense au fanzine Rock This Way et plus récemment à l'exposition TEEN SPIRIT qui vient de se clore à l'espace beaurepaire dans le 10ème arrondissement à Paris. Dans le goût du paradis, des amours adolescentes il en est question, et en amour les pensées débordent comme les espoirs et les craintes, elles envahissent notre quotidien et crée une seconde réalité. Ces pensées sont une part de l'instant et elles se vivent autant que les évènements du quotidien dont elles font partie.



Le contour de ses cases flottent, s'épaissi et s'allège au fil des planches. La noirceur du trait s'affirme dans certaines cases, les visages des personnages s'effacent, réapparaissent comme pour parler au lecteur, lui dire quelque chose qu'il ignore, quelque chose de direct sans compromis. Des fantasmes inavoués, une crainte mais surtout des désirs inavouables... Une honte permanente qui a une certaine saveur. Cette honte d'être soi est une quête d'identité constante qui forge les souvenirs, impressions imperceptibles sur l'instant et qui encombrent notre inconscient. Une honte qui a  de cela de fascinant qu'elle permet de cracher des méchancetés, des regards tendres et cruels. Malgré la pudeur, malgré nos principes. 



Il ne s'agit pas de sombrer dans le pathos de l'autobiographie mais de se raconter soi même dans une autocritique peut être constructive mais assurément salvatrice. Cette histoire fixe les souvenirs, elle fixe les rancoeurs pour mieux les apprivoiser... cette histoire a un goût, et ce n'est pas pour rien que c'est celui du paradis.

Son regard est mouvement, il permet la séquence, ses yeux, de l'encre sur papier, de l'encre qui se déplace et raconte en saccade une partition pleine de vie.



Le talent de Nine Antico ne réside pas uniquement dans ce retour sur soi et dans cette facilité à transmettre dans cet ouvrage ses souvenirs... Non, son talent réside dans sa manière de pousser le lecteur, de nous pousser dans nos propres souvenirs et dans nos désirs passés, dans notre histoire qui, douce ou amère, gardera avec insolence le goût du paradis.