Sous ta barbe mon âme est morte

Publié par United Dead Artists, achevé en septembre 2011, l'ouvrage retranscrit parfaitement l'audace de son auteur, Aurélie William-Levaux et évoque en dessins le désir de l'éditeur, qui "au delà des mots, croit à la puissance émotionnelle des images." Cette puissance émotionnelle des images creuse son sillon jusqu'à celui qui aventure son regard sur le dessin d'Aurélie William-Levaux. L'auteur brode ses traits comme autant de cicatrices sur une peau, sur une âme... une âme qui, en l'espace d'un instant, a cru en sa propre perdition. Douloureuse, l'expérience l'est assurément, elle exhume les souvenirs comme pour mieux les assimiler. Ils deviennent alors des séquences, des brides de couleurs sur papier qui se juxtaposent dans notre esprit. Là les mots se mêlent aux traits, et, sans s'en rendre compte, nous nous laissons happer par l'auteur dans les méandres de sa chute. Celle où tête la première elle se condamne et se mutile, engouffrée qu'elle est dans le néant d'une étrange rencontre. 




Mais cette rencontre dans ce qu'elle offre de déchirures et de peines ne devient salvatrice que lorsque l'auteur l'effectue avec elle-même. Elle devient spectatrice de sa propre déchéance comme pour mieux contempler une ascension nouvelle, celle de l'instant d'après. 





De l'instant où l'autre, où cet autre ne peut plus l'atteindre. Sous ta barbe mon âme est morte est un titre évocateur, car étrangement, des dévoreurs d'âmes il en existe et leur passage dans une vie ne reflète que le néant qui habite leur être, leur âme à eux est absente, c'est pourquoi ils s'obstinent à vouloir posséder la notre.  Ces souvenirs deviennent des exutoires, des remèdes douloureux et amers qu'il faut une dernière fois avaler avant de se relever. De victime, l'auteur réussit à devenir autre chose, à devenir une nouvelle personne, c'est à dire elle-même et cela sans porter la barbe du bourreau. Il ne s'agit plus de se laisser vivre, voire de survivre à l'autre mais simplement d'exister. D'exister. D'exister.



Black Hole

Black Hole, un ensemble de douze volumes réalisés par Charles Burns entre 1995 et 2005, édité en un seul ouvrage par les éditions Delcourt, un récit hypnotique et angoissant au coeur de l'adolescence américaine des années 70, une histoire de rencontres et de peurs mutuelles. Peurs du corps, des métamorphoses qu'il connaît mais surtout peurs des sentiments et de leur paradoxe. Le désir avec les doutes et les excès qui l'accompagnent. L'histoire est d'une beauté paradoxale, déroutante. Le synopsis est d'une violence et d'une horreur omniprésente, et s'il rappelle celui de certains films nauséeux, l'expérience de lecture est ici unique et vient révéler une richesse insoupçonnée. Le lecteur est ainsi confronté au silence évocateur du dessin, seul, il fait face aux planches obscures de Burns. Le trou noir est béant, son abysse n'a pas de fin. Des adolescents sont victimes d'une étrange épidémie qui transforme leur corps. Qui culpabilise leur sexualité. Les mutations engendrés les isolent, se greffent à leur peau toutes sortes d'anomalies. Ce synopsis de départ, anxiogène, permet à l'auteur de développer les sentiments de ses personnages, leur sexualité, entre désir et interdit,   il permet de s'intéresser au passage à l'âge adulte et étrangement malgré ces monstruosités, à l'amour entre deux êtres. 


Charles Burns dessine à l'encre noire, la noirceur du dessin laisse parfois entrevoir la clarté du corps, le blanc de la peau. Ce contraste permanent dans le graphisme de l'auteur est révélateur d'une histoire à double tranchant. Angoissante, elle s'avère être au fil des pages émouvante, touchante. Les regards lézardent au travers des cases, ils s'expriment au travers des mots. Sombre, cette histoire ne l'est que pour exprimer les pulsions de vie des personnages, qui enfermés dans leurs doutes, ne tendent qu'à l'osmose, qu'à l'union. 

Le mal qui ronge les personnages, leur culpabilité rappellent le péché originel. L'isolement qu'ils subissent, l'omniprésence des bois, de la forêt où l'on retrouve sur les branches des peaux de femmes muées, tout cela rappelle un Eden déserté et tranchant. Adam et Eve fragiles, proches des représentations de Van Eyck, les personnages de l'oeuvre de Charles Burns s'immiscent dans notre inconscient et suggère un imaginaire biblique universel, propre à chacun.


La peau, les sens deviennent des traits. Des tâches précises d'encre sur le papier. Les traits s'écartent, laissent deviner au coeur même du corps d'autres béances, celles de la chair, du sexe, des cicatrices ouvertes que l'on découvre. Cette chair, blessée, ouverte est un prétexte, elle permet de découvrir Chris, cette reine qui mue, cet étrange serpent qu'elle semble être. Blessée, elle laisse faire, elle lui fait confiance. 

"I was touching her and she didn't seem to mind."

"I had to show Chris I could take care of her... 
that I'd be there for her."

Peut être est-ce cela aimer... Peut être est-ce cela de croire en l'autre... lui offrir nos plaies béantes comme autant de portes pour qu'il entre dans notre corps et découvre notre âme. Peut être est-ce simplement partager nos désirs et nos souffrances sans jamais cesser de croire en l'autre, en sa capacité unique qu'il a d'aimer. 



La Naissance de Naruto

Dimanche soir, en quittant la montagne Sainte Geneviève à Paris, en tournant le dos au Panthéon, je me laisse maladroitement pousser par le vent vers cette pente, ce léger dénivelé qui me mène au boulevard Saint Germain et qui me fait découvrir en chemin une église, l'église Saint Ephrem mais aussi des ruelles qui mènent à l'école Polytechnique... Avant de retrouver la rue des écoles, je redécouvre comme je l'avais quitté au premier jour le Manga Café.  Là, un couple de jeunes adultes est absorbé dans la lecture de la Plaine du Kantô de Kazuo Kamimura, l'un contre l'autre dans leur canapé, de dehors je peux les voir... assise un peu plus loin une femme, d'une cinquantaine d'année lit le Journal de mon père de Jirô Taniguchi et dans ce silence, cette chaleur, d'autres plus jeunes terminent de lire le dernier tome de One Piece.  Le manga conquiert nos étagères, il s'affirme sous tous ces aspects, dans tous ces genres, de l'oeuvre de Ai Aizawa et son célèbre Nana, à celle de Naoki Urasawa et son magistral Pluto qui après le succès de 20th century boys rend hommage à l'oeuvre d'Osamu Tezuka . Un manga retient mon attention, il n'a besoin d'aucune publicité, ce manga n'est autre que Naruto de Masashi Kishimoto. La couverture m'intrigue, elle dégage une étrange sérénité , teintée d'une douce et amère mélancolie. Mais pourquoi, pourquoi cette couverture m'attire ? 



L'équipe de Littérature Graphique a été touché par ce nouvel opus. Touchée car c'est avec tendresse et avec pudeur qu'il raconte la naissance du jeune Naruto, ce shinobi qui porte, scellé en lui, le démon renard à neuf queues Kyubi. L'on dénigre souvent ces succès commerciaux, on leur préfère des oeuvres plus intimes, plus alternatives, dites d'auteurs. Or ces succès, ces oeuvres s'affirment désormais comme des classiques atemporels qui construisent en partie l'arrière plan culturel de nos sociétés. Comme ce fut le cas pour les romans feuilletons des gazettes du XIXème siècle dans lesquelles on publiait Alexandre Dumas. Il n'est pas rare que le manga abuse d'une trame scénaristique similaire, une trame qui consiste en l'art et la manière de prolonger un récit pour le plus grand plaisir du lecteur, mais qui surtout prolonge le succès d'une série au profit de son éditeur. En ce sens le manga peut sembler redondant et il n'est pas rare d'être frustré à la lecture de plusieurs volumes dits de "transition". 

Ce n'est pas le cas pour "La Naissance de Naruto" et pour l'oeuvre de Masashi Kishimoto en général dont la trame est extrêmement bien travaillée et dont le seul but est de révéler au lecteur des zones d'ombres qui planaient sur l'histoire depuis le premier opus. Le génie de l'auteur réside dans son aptitude à révéler les facettes d'un personnage que l'on pense connaître mais qui garde en lui une infinité d'états d'âmes et de secrets. Naruto Uzumaki a révélé tout le long de ce récit son caractère, son implacable solitude, son désir d'aimer et d'être aimé. Depuis le premier chapitre, Masashi Kishimito a réussi à nous transmettre les tourments et les désirs de ce jeune garçon qui malgré les obstacles n'abandonne pas son rêve. Mais alors pourquoi cette couverture semble si mystérieuse, pourquoi après tant d'années réussit-elle encore à nous convaincre, à nous donner l'envie de tourner les pages de ce recueil de dessins dérisoires ? 

Naruto est confronté à sa haine, à son démon intérieur Kyubi. A cette créature qui l'a privé du monde extérieur, qui l'a sans cesse réduit au rang de réceptacle. A cette créature qui a fait de lui un orphelin.


Naruto a su vivre avec, il a su aimer, s'entourer. Néanmoins, une inconnue demeure, oui, une inconnue demeure, que sait-il de ses parents ? D'eux il ne lui reste aucun souvenir. Masashi Kishimoto vient enfin révéler un secret qu'il a soigneusement gardé depuis tant d'années et, de la complexité d'une intrigue envoutante, il offre au lecteur un retour en arrière magistral, il offre au lecteur le récit d'une vie. 

Perdu dans ses pensées... que sait il de l'amour d'une mère pour son enfant ? Que sait il de tous les sacrifices qu'elle a enduré ? Que sait il de ses derniers regrets ? 

"Naruto, tu passeras par bien des épreuves... Mais n'oublie pas qui tu es ! Et poursuis tes rêves, réalise les, crois en toi ! ... Il y a tant de choses... tant de choses que j'aurais voulu t'enseigner. J'aurais voulu passer plus de temps avec toi... "



"...et t'aimer."

Ma vie mal dessinée

Gian Alfonso Pacinotti, que les lecteurs connaissent sous le nom de Gipi est un auteur dont le trait annonce le mouvement et l'intransigeance. La fluidité de son trait et l'authenticité de ses propos expliquent en partie son succès et son rôle au sein du quotidien italien La Republicca. Révélé par son premier recueil de courtes histoires Esterno Notte, ce sont ces Notes pour une histoire de guerre publiés en France par les éditions Actes Sud qui viendront confirmer la puissance de ses récits et sa contribution à une nouvelle manière d'aborder les "fumetti", ces petites fumées qui définissent le 9ème Art en Italie et qui étrangement naissent dans les bouches acérées des personnages de cet auteur. S'attaquer à l'oeuvre de Gipi c'est sans complaisance s'ancrer dans une trame où les rapports entre les personnages sont intenses, alternativement tendus ou libérés de tous carcans, c'est surtout s'attaquer pour Ma vie mal dessinée à une autobiographie surprenante et satirique. Qui par l'introspection qu'elle suggère apporte aux rapports entre les personnages une nouvelle profondeur... un moyen concret de voir, de constater le chemin parcouru. 



Les souvenirs d'enfance viennent se mêler aux déboires de l'auteur à l'âge adulte, à ses difficultés de vivre, de comprendre, ses souvenirs d'adolescence, sa révolte, ses disparitions où il s'ignore lui même... Tout cela prend un sens avec la sensation que la vie est un labyrinthe de chemins qui parfois ne se laissent pas choisir. Et ils conduisent étrangement, lorsque l'on apprend à se laisser emporter par eux, à cet instant qu'est le présent. La manière très directe de s'exprimer, de nous jeter dans les bras ses dessins et ses sensations font de Gipi un auteur qui ne tente pas de plaire au lecteur... et cette posture, où il est fidèle à ce qu'il est, rassure, elle permet de découvrir un récit où fermer les yeux pour échapper à certains points sombres de son histoire n'est pas de mise. 



Le fil d’Ariane de ce type de récit est invisible tout le long de notre existence, l'autobiographie permet lorsque l'on met des mots entre nos souvenirs et le papier de constater combien cette vie est un récit, une histoire dont la principale difficulté est de retranscrire. Retranscrire sans sombrer dans le pathos nombriliste d'une intimité qui a priori n'intéresse personne. Le fil d'Ariane de notre existence est invisible, il ne prend forme que lorsque que l'on s'est délibérément perdu dans ce labyrinthe. Souvent ce qui nous construit c'est ce que l'on se cache à soi même, la vie est ainsi cette quête où finalement Thésée et le Minotaure ne sont qu'une seule et même personne. En ce sens Gipi en étant le plus direct possible, le plus cru possible offre au lecteur l'occasion de se pencher sur sa propre histoire sans calques, sans décors préalables. Littérature Graphique se propose de partager les lectures marquantes du 9ème Art, en ce sens Notes pour une histoire de guerre avait sa place parmi les différents articles du site, prix du meilleur album lors du Festival International de la Bande Dessinée en 2006, cette nouvelle consécration de l'oeuvre de Gipi présageait déjà le regard passionné de Michel Parfenov et de Thomas Gabison qui permettent notamment à des auteurs comme Brecht Evens de révéler leur intransigeance, leur audace et la sincérité de leurs propos. L'intérêt grandissant des éditeurs que sont Gallimard  (en ce qui concerne l'oeuvre de Gipi pour Le Local) et Actes Sud (pour Notes pour une histoire de guerre) vient confirmer le positionnement du 9ème Art qui plus que jamais se défini comme cette Littérature Graphique. 


- Tu la vois la statue de Garibaldi ?
- ... (Je la vois. Je la vois mal, comme tout le reste, mais je la vois. Je la regarde. Je ne comprends pas pourquoi il me demande ça, mais je la vois.)
- Souviens-toi que tu peux la peindre en bleu quand bon te semble.
- Qu'est ce que ça veut dire ? ... Stefano ?

Il n'y a pas de carcans, il n'y a pas de limite à la pensée et au regard. De tout ce qui nous entoure rien n'est sacré sinon la posture critique, une posture libre où il ne s'agit ni de se complaire ni de se plaindre simplement d'être fidèle à ce que l'on est. Cette statue de Garibaldi n'est pas figée et n'a pas à se figer pour le regard. Ma vie mal dessinée publié par les éditions Futoropolis est un bel ouvrage où s'alternent les dessins à la fois nerveux et légers de Gipi, les dessins d'un quotidien décrypté sous un flot d'impressions pertinentes teintées d'humour et des planches colorées à l'aquarelle où dans un délire anachronique l'auteur se retrouve emporté dans un chemin inclassable, prisonnier, il rencontre avec poésie une raison parmi tant d'autres, une raison suffisante de vivre... 


L'auteur fait souvent allusion à cette puissance que cache ce "langage honnête". Il ne s'agit ni de Vérité ni de confessions, il s'agit pour l'auteur simplement par son dessin d'exprimer au lecteur les sentiments qui lui traversent le corps et qui s'étalent de son esprit vers le papier. Un peu comme ces silences entre deux personnes, elles se cherchent et ne se disent rien. Parfois ce silence est plus expressif que tous les mots réunis et le langage devient alors celui de la présence.


Alors oui peut être, peut être qu'un jour ce mot, ce mot universel qui exprime tout notre être sera adressé sans complaisance ni détour à l'être aimé. Se raconter soi, c'est surtout raconter ses rencontres, elles seules nous définissent, elles seules nous poussent à dire "je", à croire en "tu".



Quartier Lointain

"J’aimerais renaître..." est le début d'un haïku de Natsume Sôseki, écrivain pour lequel Jirô Taniguchi a consacré une oeuvre envoutante intitulée Au Temps de Botchan où il a su, avec justesse, retranscrire la vie d'une figure emblématique de la littérature japonaise. Une oeuvre majeure, qui vient compléter une bibliographie magistrale, celle d'un auteur qui dès ses débuts en 1969 aimera se perdre et se retrouver dans la ligne claire de la bande dessinée européenne. Assistant de Kazuo Kamimura, la netteté de son trait et de son dessin presque architectural fournira à cet auteur un style propre dont il saura user en offrant à ses lecteurs des titres contemplatifs d'une force rare. L'Homme qui marche, Terre de Rêves ou encore le Sommet des Dieux marqueront ainsi un tournant dans le monde du manga et seront vite rejoints par Le Journal de mon Père et le fabuleux Quartier Lointain. 

Universel, ce chef d'oeuvre influence artistes, cinéastes... Des auteurs qui ont le mérite de s'inspirer d'une histoire fascinante et émouvante mais qui malgré leur talent ne font qu'adapter cette oeuvre sans parvenir à la faire revivre ou du moins faire revivre l'expérience du 9ème Art, un art qui par le regard, par le dessin et le texte permet au lecteur de ressentir des émotions uniques. Certains auteurs réussissent malgré tout à créer une trame nouvelle, un langage scénique original celui d'une mise en scène inventive qui vient offrir un nouveau regard sur l'oeuvre. C'est le cas de l'adaptation par Dorian Rossel et la Compagnie STT de Quartier Lointain au théâtre Silvia Monfort à Paris, à découvrir jusqu'au 29 octobre 2011. Une adaptation réussie et inventive mais qui ne fait pas oublier que l'oeuvre de Jirô Taniguchi bouleverse en elle même, pour ce qu'elle est, à savoir un manga, les lecteurs que nous sommes et cela à chaque ellipse, à chaque instant de la lecture. 

Pour en revenir au livre, Quartier Lointain de Jirô Taniguchi a été publié au Japon en 1998 par la Shôgakukan et a obtenu le prix du meilleur scénario au Festival International de la Bande Dessinée en 2003. Traduit et publié en langue française aux éditions Casterman, ce roman graphique a une aura, et il est n'est pas rare de le découvrir entre les mains d'un passager de train qui absorbé dans sa lecture oubliera qu'il existe sur son trajet une quelconque correspondance, ce passager est-il en train de lire un livre ou de sonder sa propre âme ? Est-il en train de renaître ? 

Renaître pour rattraper le temps, redécouvrir une jeunesse éphémère ? renaître pour échapper à ses regrets ? Non, cette oeuvre est une architecture de la pensée, un horizon proche et lointain.  Au delà de la nostalgie, Quartier Lointain est une invitation... une invitation vers sa propre histoire et par laquelle nous pouvons enfin comprendre ces mots qui s'échappent de notre esprit... Une rencontre, une occasion unique...  


Cette rencontre c'est avec soi que nous la faisons. Avec ce que nous sommes et ce qui nous entoure, avec le quotidien. Troublante, l'histoire de Jirô Taniguchi se révèle très doucement, avec patience... elle conquiert notre esprit pas à pas. Si Georges Perec nous fait prendre conscience de l'espace qui nous entoure, de cette architecture qui nous habite à tous et qui elle-même est habitée par nos souvenirs, nos impressions inconscientes, Jirô Taniguchi par son histoire permet par l'expérience de son personnage une introspection du lecteur dans l'environnement qui l'entoure, dans ce passé qui l'habite.


En ce sens Quartier Lointain n'est pas une invitation vers le passé, c'est une invitation vers l'instant présent, habité par le passé et en attente de s'affirmer à l'avenir. 


Mais pour voir cet avenir encore faut-il prendre conscience de ce passé, encore faut-il comprendre avec notre esprit d'adulte, comprendre sans jugements notre histoire.





Hiroshi, un homme qui s'approche de la cinquantaine rentre d'un voyage d'affaires, le regard perdu, fatigué. Nous sommes le 9 Avril 1998, 9 heures 12 du matin. Les évènements étranges que je vais vous conter ont commencé en gare de Kyôto, où je venais prendre le train du retour pour Tôkyô. La gare venait d'être renouvelée. Le hall était méconnaissable, immense... peut être trop grand pour moi ? En tout cas, c'est là que j'ai disparu. J'ai tout de suite vu que je n'étais pas dans le bon train. Le paysage défilait. J'ai essayé de l'identifier... mais il ne me disait rien. 


- Messieurs dames bonjour ! Rafraichissements, thés, bières, sandwichs...
- Pardon, pourriez vous me dire où se dirige ce train ? 
- Mais oui... il va à Kurayoshi.
- Kurayoshi ? (...)
- Vous... Vous ne vous êtes pas trompé de train, au moins ?
- Euh... Non, non.


Ainsi le train me conduisait vers ma ville natale... Mais pourquoi l'avais-je pris ? (...) Une autre chose était curieuse : à aucun moment ne m'est venu l'idée de faire demi-tour.


Hiroshi arrive à Kurayashi dans son Quartier, le quartier de son enfance... Un quartier lointain qui semble ne plus être habité... 


A 48 ans, il pense à sa mère, sa mère qui s'est battu et a du franchir bien des obstacles, il pense à l'absence aussi, à l'absence d'un père, à ses secrets, à son meilleur ami Daisuke, à sa soeur Kyôko et à celle qu'il aurait voulu aimé. Il pense surtout à ce quartier, à cette maison... Il entend une voix... mais il ne se retourne pas, il tourne le dos à son passé et s'enfuit. L'architecture ne semble pas préserver tous ses souvenirs, vidée de sens, cette maison n'est plus pour Hiroshi une maison habitée... Pourtant une voix dans son dos... pourtant quelqu'un semble l'appeler. Il part, il retrouve sa mère au temple Genzen, et avant de s'endormir sur sa tombe, il lui demande : 

"Maman as-tu été heureuse ?"

Cette question sonne comme une invocation, elle appelle les morts. Celle par qui tout a commencé. Une question qui est un prétexte, puisqu'on le sait il faut laisser les morts enterrer leurs morts et, finalement, cette question devient une question que l'on s'adresse à soi, Hiroshi est-il heureux ? Quelle partie de son histoire ignore-t-il pour ne pas l'être ?  Hiroshi se réveille et troublé il retrouve des rues familières, des architectures passées... Se réveiller est-ce renaître ? Se réveiller est-ce le retour à la réalité ? Ce monde en sommeil et s'il pouvait être réel ? Où est-il ? Où est Hiroshi ? Est-il toujours à Kurayashi ? Nous sommes le 7 Avril 1963, Hiroshi se réveille, il retrouve son quartier, il retrouve sa maison, il traverse une porte. Hiroshi se réveille et il a 14 ans.



L'histoire racontée par Jirô Taniguchi peut enfin commencer. 


Le goût du paradis

Publié en 2008 aux éditions ego comme x, et réédité par les Requins Marteaux depuis 2011, le goût du paradis de Nine Antico est le premier ouvrage d'une artiste qui par la franchise de son trait et de son texte réussi à saisir le lecteur, à le clouer face à ses planches avec en permanence cette sensation d'être conquis sans artifices. Un lecteur qui avait oublié la saveur de quelque chose d'authentique. Puisque toutes les éloges alors mêmes qu'elles seraient pleinement fondées ne sauraient émouvoir Nine Antico, qui projette sans fioritures, sur le papier, une vérité étrangement saisissante.

Sélectionnée à de nombreuses reprises au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, en 2009 pour le goût du paradis, en 2011 à deux reprises pour Girls Don't Cry et le troublant si ce n'est magistral Coney Island Baby. Sélectionnée mais non récompensée l'auteur a pourtant marqué les esprits par son talent et la puissance de ses textes dessinés, de ses dessins écrits. Elle a surtout été une des rares auteurs à être présente dans la sélection officielle pour des livres publiés par deux éditeurs différents, ce qui, il faut l'admettre est en soi une réussite et vient confirmer l'aura d'une auteur qui a su être présente et se montrer indispensable au renouveau du 9ème Art . On pense au fanzine Rock This Way et plus récemment à l'exposition TEEN SPIRIT qui vient de se clore à l'espace beaurepaire dans le 10ème arrondissement à Paris. Dans le goût du paradis, des amours adolescentes il en est question, et en amour les pensées débordent comme les espoirs et les craintes, elles envahissent notre quotidien et crée une seconde réalité. Ces pensées sont une part de l'instant et elles se vivent autant que les évènements du quotidien dont elles font partie.



Le contour de ses cases flottent, s'épaissi et s'allège au fil des planches. La noirceur du trait s'affirme dans certaines cases, les visages des personnages s'effacent, réapparaissent comme pour parler au lecteur, lui dire quelque chose qu'il ignore, quelque chose de direct sans compromis. Des fantasmes inavoués, une crainte mais surtout des désirs inavouables... Une honte permanente qui a une certaine saveur. Cette honte d'être soi est une quête d'identité constante qui forge les souvenirs, impressions imperceptibles sur l'instant et qui encombrent notre inconscient. Une honte qui a  de cela de fascinant qu'elle permet de cracher des méchancetés, des regards tendres et cruels. Malgré la pudeur, malgré nos principes. 



Il ne s'agit pas de sombrer dans le pathos de l'autobiographie mais de se raconter soi même dans une autocritique peut être constructive mais assurément salvatrice. Cette histoire fixe les souvenirs, elle fixe les rancoeurs pour mieux les apprivoiser... cette histoire a un goût, et ce n'est pas pour rien que c'est celui du paradis.

Son regard est mouvement, il permet la séquence, ses yeux, de l'encre sur papier, de l'encre qui se déplace et raconte en saccade une partition pleine de vie.



Le talent de Nine Antico ne réside pas uniquement dans ce retour sur soi et dans cette facilité à transmettre dans cet ouvrage ses souvenirs... Non, son talent réside dans sa manière de pousser le lecteur, de nous pousser dans nos propres souvenirs et dans nos désirs passés, dans notre histoire qui, douce ou amère, gardera avec insolence le goût du paradis. 



BAKUMAN

L'équipe de Littérature Graphique s'est penché sur BAKUMAN, l'article en préparation sur Jirô Taniguchi et le chef d'oeuvre qu'est Quartier Lointain devra attendre, celui sur Taiyou Matsumoto et le très culte Amer Béton également. Car l'univers du manga, plus particulièrement celui du Shônen a ses coulisses et il a fallu attendre le génie des auteurs de la délicieuse et terrible série qu'est Death Note pour enfin les découvrir. BAKUMAN est une série prenante, parfois redondante, elle décrit parfaitement et sans caricatures les méandres de l'édition japonaise et du légendaire hebdomadaire Shônen Jump. Les politiques éditoriales en France n'ont pas pu ni su préserver la publication de revues qui étaient de véritables laboratoires pour le 9ème Art, véritables espaces d'expérimentation sans équivalent (Pilote, Métal Hurlant, (A Suivre) pour ne citer qu'eux), cette disparition comporte ses avantages et ses inconvénients et il faudrait une étude documentée sur le rapport éditeur-auteur  à l'époque de ces revues et depuis leur disparition pour en cerner tous les tenants et aboutissants. S'ajoute à la disparition de ces véritables institutions la dématérialisation que pourrait provoquer actuellement le numérique, tout cela vient appuyé l'intérêt d'une telle série où le lecteur est surpris par le rôle jouer par les éditeurs nippons. En effet, il est techniquement et culturellement inutile de comparer le Japon à l'Europe ou aux Etats-Unis mais il est assez étrange de constater comment au Japon, au pays du soleil levant et du numérique par excellence, le rôle du support papier demeure et vient appuyer la production des ouvrages et cela depuis plus d'un demi-siècle.

L'intérêt de BAKUMAN ne réside pas uniquement dans ces réflexions mais dans la manière d'aborder la question de la vocation, de la passion. Jusqu'à quels sacrifices est-on prêts pour réaliser nos rêves ? Peut on d'ailleurs parler de sacrifices lorsque finalement le rêve et la réalité se rejoignent dans ce qui semble être finalement la réalisation de soi ? 

Cette série, a obtenu le prix du meilleur shônen de l'année 2011 aux Japan Expo Awards, elle soulève un grand nombre de questions et apporte autant de réponses. Le lecteur est bouleversé par l'ambition des personnages, Mashiro et Takagi, deux jeunes garçons en proie à leur désir de devenir auteurs. L'un d'eux dessine, l'autre écrit. L'un admirait en secret son oncle mangaka, l'autre pourrait être admis dans l'une des meilleures universités de Tokyo. Et pourtant, ni l'un ni l'autre ne veulent devenir auteur par hasard, ce souhait ils le concrétisent sans compromis et au fil des planches. Concrètement il s'agit de montrer au lecteur toute la difficulté de raconter une histoire, toute la difficulté pour les auteurs de trouver un public, de satisfaire leurs égos parfois opposés, et surtout de vivre de leur art. 



Mashiro doute, il sait qu'il doit s'accrocher à son rêve, il se confie à une personne qu'il ne voit guère souvent, il se confie à son père. Mashiro veut devenir mangaka, pourtant son oncle l'a précédé et n'a pas connu le succès qu'il méritait, cette déchéance l'a très certainement tué, Mashiro veut devenir mangaka, un métier dont beaucoup ignorent la difficulté. Ce père parle peu mais il sous-entend énormément de choses, il ne contrarie pas les souhaits de son fils, il tente de les comprendre, de vérifier ses intentions. Le sens de lecture est de droite vers la gauche, le découpage des deux planches est intéressant, Mashiro est seul, seul sur le balcon de l'atelier, il n'est ni à l'intérieur, ni à l'extérieur mais dans un entre-deux symbolique, le lecteur perçoit à peine sa silhouette dans cette première case. Mashiro est donc seul et il appelle son père. Dans ce dialogue très personnel et intime, le visage de Mashiro apparait enfin pour peu à peu laisser place à un sourire qui en dit long sur la confiance mutuelle qui s'instaure dans cet instant éphémère de la discussion... 

- "Tu aimais beaucoup Ashita No Joe Hein ?" 
- Inutile d'en dire davantage Papa... 

Ce père qui est très certainement un homme d'affaire pris par son travail, mentionne Ashita No Joe, un Shônen qui dans la culture japonaise possède une aura immense. Le rapport à l'estampe et à l'image remonte aux temps des reliures médiévales, et il est au Japon considéré comme étant une partie intégrante de l'histoire littéraire et artistique. Les carnets de Hokusaï l'attestent. En mentionnant Ashita No Joe, Tsugumi Ohba et Takeshi Obata viennent placer BAKUMAN dans la droite ligne de l'Histoire du Manga, du Shônen.


Le doute, l'effort mais surtout la mise en oeuvre d'un projet. Sa réalisation au prix d'un réel sacrifice. Le travail en équipe, laisser de côté son égo, partager ses critiques, apprendre à en recevoir. Réfléchir, douter, mais agir. Créer, créer car voilà ce qui rend la vie légère, créer même lorsque cela conduit à un échec. Il faut prendre son crayon et produire, mettre sur papier sa pensée, sinon elle reste engluée dans notre esprit et elle ne se partage pas, elle ne se transmet pas, n'est pas critiquable, elle stagne dans l'interminable succession de regrets que recèlent notre imaginaire. Cette pensée, il faut apprendre à la figer, à lui dire de se poser sur le papier sans quoi elle hantera notre esprit et parasitera tous nos projets. Cette pensée, une fois écrite, existe par elle même et l'auteur peut la laisser vivre, il peut la quitter et tourner la page, pour découvrir une nouvelle page blanche, fidèle à ses principes, il pourra enfin exister et évoluer. Il pourra se réaliser soi-même pour ensuite se réaliser auprès des autres et, dans le cas de Mashiro, de respecter une promesse... Une promesse faite à un être cher et qui compte le plus à ses yeux, cette promesse est un cri, un trait dessiné sur le papier, une ligne interminable, un regard... un simple lien invisible qui unit deux personnages. 


Giuseppe Bergman Aventures Vénitiennes

Publié en 1980 HP et Giuseppe Bergman est apparu dans les romans (à suivre) des éditions Casterman, ce titre qui précédera Jour de Colère porte désormais et à juste titre l'intitulé suivant Giuseppe Bergman Aventures Vénitiennes. Cette nouvelle publication des éditions Drugstore très épurée est de qualité; le lecteur est ouvertement invité à pénétrer un univers riche, sensuel, subtil, parfois satirique et ô combien amer. On pense à Marcello Mastroianni qui a été l'alter ego à l'écran de Federico Fellini... Un personnage qui changeait de forme comme de visage, alternativement tendre, cruel, souvent mélancolique, il devait happer par son jeu d'acteur les volontés d'un cinéaste qui lui offrit certains de ses plus beaux rôles. En un sens Giuseppe Bergman vient jouer le même rôle pour Milo Manara. Un auteur qui a choisi l'érotisme comme trait fondamental de sa carrière d'artiste, un érotisme qu'il maîtrise d'ailleurs dans ses moindres nuances jusqu'aux regards de ses femmes, félines... des regards qui pourtant ne sont que des traits posés sur le papier. Milo Manara joue avec nos sens mais il offre surtout un véritable questionnement au lecteur. Car, au delà de l'érotisme, les aventures de Giuseppe Bergman sont une réelle invitation à la réflexion.


L'érotisme s'exprime par cette aptitude à aimer, obsessionnelle parfois, cette aptitude demeure le catalyseur de nos faits et gestes, elle devient cette curiosité, cette fascination pour l'autre que l'on reconnait par ses désirs et ses attentes. D'autant que la sexualité se définit comme étant cet ensemble des tendances et des activités qui, à travers le rapprochement des corps, recherchent l'accomplissement global de la personnalité. Giuseppe Bergman est en quête de cet accomplissement, en quête de lui-même. Merleau-Ponty écrit en 1945 dans sa Phénoménologie de la Perception cette affirmation : La violence du plaisir sexuel ne suffirait pas à expliquer la place que tient la sexualité dans la vie humaine (...) l'érotisme étant selon lui cette épreuve permanente de notre psychisme qui permet d'arriver à des moments d'autonomie et de dépendance, bref à des instants de fragilité féconde où chaque personne retrouve une partie de son identité et reconnait une partie de ses attentes vis à vis de l'autre. Cette construction qui nous permet de mieux aimer l'autre, de s'apprécier soi même avant d'aimer l'autre, cette identité construite, cette quête de soi porte un nom : l'aventure.



Je vais te poser une question... Pour toi l'aventure est-elle évasion ou connaissance ? ou plutôt, doit elle nous faire oublier nos problèmes ou doit-elle nous suggérer une façon nouvelle de les affronter ? 

Ces réflexions sur un monde où l'aventure devient un parcours initiatique qu'il est difficile de suivre Milo Manara les partage, son Giuseppe Bergman n'est pas un Corto Maltese, pour lui l'aventure est emprisonnée dans les carcans d'une société moderne où il est tout simplement impossible de s'évader, où l'individu est condamné à n'être qu'un "acteur" dans les méandres des marchés économiques, impuissant qu'il est dans ses frontières inhumaines, où une révolution conduit à un nouvel establishment et où finalement le héros n'est qu'un anti-héros parmi tant d'autres enclavé dans sa vieille Europe qu'il traîne à ses pieds comme les boulets du forçat et qu'il va jusqu'à retrouver en Amazonie. Mais... l'aventure, l'aventure, elle est là, toute proche... elle est là... Giuseppe Bergman n'est pas seul, il a un maître... 


Giuseppe Bergman n'est pas Corto Maltese, il n'a ni son élégance ni son aura, et Milo Manara n'oserait pas en faire un tel personnage car il ne voudrait ni ne pourrait égaler ce maître qu'est Hugo Pratt. Pourtant l'aventure vient à Giuseppe Bergman comme elle embarque Corto Maltese, l'aventure se vit, elle ne se décrit pas. Et elle se vit dans notre quotidien. HP est là pour nous le rappeler, cette vie est un théâtre et il ne tient qu'à nous d'en réciter la pièce... Hugo Pratt devient sous le trait de l'auteur un personnage, lui qui a offert à ce dernier El Gaucho et Un Eté Indien, deux trésors du 9ème Art. Giuseppe ne sait plus où il va, cette aventure l'épuise et il ne la voit pas... Il est soudain à Venise, de retour d'un étrange délire, il retrouve enfin HP, qui monte sur un vaporetto, et qui lui part pour de bon vers l'aventure, la vraie ! Giuseppe lui parle en vain, il lui demande de lui donner une autre chance, maladroit qu'il est. Hugo Pratt marche dans les ruelles de Venise, banal personnage désabusé par un disciple qui décidément n'a pas compris, l'aventure est là, elle est là, juste là sous nos yeux... il dit à son élève de partir, de rentrer dans le rang et de le laisser tranquille, HP a perdu beaucoup trop de temps... Il part seul, il enjambe les dalles vénitiennes, il marche vers ces ponts qui enjambent les rues aquatiques de cette ville si vaporeuse... Un carnet tombe des poches de HP qui disparait... Giuseppe le ramasse... s'assoit près d'un puit et lit... 

J'avais quatre ou cinq ans, peut-être six, à l'époque où ma grand mère me demandait de l'accompagner jusqu'au vieux ghetto de Venise... Nous allons rendre visite à une de ses amies, Madame Bora Levi, qui habitait une vieille maison... on accédait à cette maison par un escalier en bois, d'un autre temps, appelé "l'escalier extravagant" ou bien l'escalier turc... Madame Bora Levi me donnait une dragée, une tasse de chocolat épais et bouillant, et deux biscuits sans sel, qui ne me plaisaient pas... Puis grand mère et elle, régulièrement, s'asseyaient et jouaient aux cartes, souriant et murmurant des phrases incompréhensibles pour moi... Ainsi donc il ne me restait qu'à passer minutieusement en revue chacun des cent médaillons, suspendus au mur de velours, rouge sombre qui m'observaient derrière leur ovale de verre (...) un peu embarrassé j'allais à la fenêtre de la cuisine et je regardais en bas : une petite place herbeuse avec une margelle de puits recouverte de lierre... Cette petite place a un nom : Cour Secrète dite de l'arcane. Pour y entrer il fallait ouvrir sept portes, chacune d'elle portait gravé le nom d'un...

Cette vie est une incroyable aventure, une aventure si courte que l'on ignore qu'il faut la raconter, à ceux que l'on aime, à ceux qui restent. Combien d'histoires ont pu disparaître avec ces êtres qui passent dans nos vies mais ne demeurent pas ? Combien de récits de vie qui sont de si magnifiques aventures ? Parfois ces souvenirs sont là, ce grand père qui nous aimait tant... à nous de ne pas l'oublier, cette femme que l'on a aimé, que l'on aime, cet homme, cette âme soeur, ces instants de vie sont des trésors, des trésors dont la banalité n'est qu'une écorce mais qui en leur noyau cache une aventure unique qui mériterait que l'on s'y attarde, que l'on s'arrête un instant pour en apprécier l'essence, cette femme que l'on aime, cet être qui est parti, cet enfant, ce trésor, mérite qu'on le raconte, mérite qu'on lui dise qu'à lui seul il est notre plus belle histoire.

Lettre à la Mère

La couverture illustrée par Joe Dog, dessinateur majeur du groupe Sud-Africain Bitter Comix le montre, le 9ème Art s'installe dans les esprits comme un média à part entière. Assis sur une chaise à l'intérieur d'une résidence, un homme dont les traits rappellent ceux d'un Tintin assagi et à la calvitie prononcée est en train de lire le Monde Diplomatique pendant qu'à l'extérieur, un employé noir se charge de l'entretien d'un jardin. Un jardin enclavé par des murs de béton froids au coeur des gated communities sud-africaines. Joe Dog fait ici référence à un Tintin colonisateur, homme blanc devenu membre privilégié au sein d'une société, au sein d'une bourgeoisie héritée de l'apartheid. Sa critique est douce amer puisqu'il réussi avec sarcasme à critiquer par la même occasion le lecteur d'un mensuel engagé et dont l'engagement semble soudain ouvertement critiqué puisqu'impuissant. (La revue étapes a consacré dans son numéro 160 de septembre 2008, un dossier consacré aux auteurs sud-africains, des auteurs révélés au public dans une exposition du Festival International de la Bande Dessinée en janvier 2009.) 

Le Monde Diplomatique a choisi la Bande Dessinée comme "langage" pour communiquer à ses lecteurs un hors-série regroupant ses thèmes de prédilections. Le mensuel a surtout cherché à mettre à l'honneur une manière audacieuse et différente de raconter, de partager un savoir par le biais d'une littérature graphique sans cesse en mouvement. Cette initiative du Monde Diplomatique montre également le lien étroit qui uni la presse écrite au 9ème Art. La presse ayant permis son essor il y a plus d'un siècle tout en tirant profit du succès et du talent des auteurs. L'éditorial de M. Vandermeulen, s'il peut être critiquable dans certains de ses aspects, demeure intéressant notamment dans la tentative assez prétentieuse et sarcastique qu'il a d'expliquer certains éléments d'une planche, que sont la case, l'espace inter-iconique (l’ellipse entre deux cases) et le phylactère (la bulle). Professeur de sémiotique comparée, il a le mérite de montrer le potentiel de ces éléments dans le processus narratif qu'ils décrivent et dans leurs interactions avec le lecteur. 

Publié dans ce hors-série Lettre à la Mère de Mazen Kerbaj livre une oeuvre poétique, figée et mouvante comme la Beyrouth à qui il s'adresse, une mère parfois indigne, belle et hideuse à la fois. Une ville dont l'âme est changeante et qu'il partage avec le lecteur au travers d'une succession de regards... Une ville qui semble étrangement déserte, habitée par la seule âme décrite dans ce poème. Un poème que Mazen Kerbaj dessine avec froideur et qu'il termine dans une vapeur lascive, dans un seul et dernier phylactère, laissant sortir des toits beyrouthins un cri, un cri d'amour et de haine.

Débutant par une référence à l'existentialisme propre à Albert Camus, ce poème dessiné relate avec justesse un étrange paradoxe, celui d'une ville en décomposition qui se régénère et épuise de ses contradictions ses "enfants". Beyrouth est féconde, elle engendre des états d'âme. Ce n'est d'ailleurs que par ses contradictions qu'elle acquiert une âme, une parmi tant d'autres et qu'elle perd aussitôt tant elle est la proie de convoitises morbides. Mais malgré tout cela, oui, malgré tout...

"Mais malgré tout je me dis parfois que je t'aime 
Malgré tout je t'aime oui je t'aime je t'aime malgré tout ..." 

40 Days dans le Désert B.

Expériences initiatiques, les dessins du Maître incontestable du 9ème Art qu'est Jean Giraud, Moebius retranscrivent à eux seuls les méandres de l'esprit humain. Edité par les éditions Stardom, cet ouvrage apporte au regard une lecture inédite, une manière sensible de recevoir l'image. Ainsi par la finesse du trait se révèle des métamorphoses insoupçonnées, bruyantes, dérangeantes et pourtant tellement expressives, tellement justes dans leur vérité. Cet artiste, cet auteur a ainsi à plusieurs reprises exposé ses oeuvres, ses planches à la Fondation Cartier. Fondation qui derrière ses murs, sa transparence imaginée par Jean Nouvel, vient sans cesse révéler la richesse de l'art contemporain et toute sa pluralité. Pendant six mois, jusqu'au mois de mars 2011, l'exposition Moebius Transe Forme a ainsi marqué les esprits tant dans le choix scénographique d'offrir aux visiteurs une magnifique rétrospective, un ruban de dessins et de planches que dans la manière de les partager avec chacun d'eux... Ainsi les oeuvres ont été commentées par l'auteur qui s'adressait à nos sens et venait compléter notre regard par sa voix, une voix qui résonnait en différents points de l'espace et créait un véritable cocon sonore hors de l'espace et du temps. Le succès de l'exposition et de ses nuits nomades a été tel que le boulevard Raspail n'a pas désempli, les fils d'attente n'ont cessé d'augmenter et cela malgré le froid hivernal. Un succès numérique également puisque le site officiel de la Fondation Cartier révélait un contenu inédit, notamment des entretiens tout le long de l'exposition.  

© Moebius, 40 days dans le Désert B,  éditions Stardom.

Le talent de Moebius s'exprime par une riche bibliographie, des ouvrages majeurs du 9ème Art.  Si les mondes d'Edena, Arzach, Cauchemar Blanc ont su offrir au lecteur une richesse graphique et scénaristique hors du commun, 40 Days dans le Désert B. est un véritable chef d'oeuvre à lui tout seul. Par ses métamorphoses, il permet une hypnose, une transe qu'il procure au lecteur et cela au sens propre du terme. 

© Moebius, 40 days dans le Désert B,  éditions Stardom.
"Vanitas, Vanitatum et omnia Vanitas", le désert si récurent dans l'oeuvre de Moebius, la vie, la mort et par dessus tout le rêve. Une entité ô combien réelle mais qui par son immatérialité est souvent reléguée au rang de délire là où au contraire le rêve est la trace la plus concrète de notre conscience fut-elle en sommeil. Vanité, des vanités, tout est vanité... Oui... C'est vrai... Seulement ce constat, ce mememto mori permanent que procure l'expérience de la vie est un délice, une hypnose. Ce rendez vous immanquable de toute l'humanité fait de cette existence un rêve magnifique puisqu'il permet d'offrir au quotidien cette saveur qu'il n'aurait jamais pu avoir. Le corps, l'esprit, l'âme... l'amour, la passion, l'union des êtres, de la chair et des esprits. Tout cela prend un sens, ce mememto mori est une injonction divine, une invitation à la métamorphose, une transformation complexe... celle d'un passage, celle d'une transformation toute simple d'accepter de vivre pour enfin exister. 

© Moebius, 40 days dans le Désert B,  éditions Stardom.

Élégie en Rouge

Exprimer ses sentiments par le corps, par les silences. Sans mots, sans paroles... sans ces maladresses qui déchirent le couple dans le décalage permanent qu'elles ont avec nos pensées. Élégie en rouge, une bichromie poétique, celle d'Ichiro et de Sachiko qui dans un Japon en mal d'être, troublé par la répression des mouvements étudiants, vivent leur passion comme ils le peuvent, communiquant leur amour, leur désir, leur frustration, parfois en se blessant mutuellement, en se faisant des reproches infondés, effrayés qu'ils sont par un avenir auquel ils ne veulent pas penser, auquel ils ne doivent pas penser. Ces blessures cicatrisent aussitôt dans la contemplation de l'instant, dans cette jeunesse qu'ils vivent et qui permet un envol, un éveil, au delà des barreaux dans lesquels étaient enfermés leurs parents. La liberté provoque cette apparente fragilité, elle est une menace qu'il faut apprivoiser et, avec simplicité, aimer. 


Seiichi Hayashi exprime avec douceur et mélancolie une jeunesse qui se cherche, et qui, dans le tumulte de l'histoire tente de vivre une liberté nouvellement acquise. Ce couple universel exprime cette hâte, cette impatience de s'aimer au delà des normes sociales et de la résignation collective. Rééditer à plusieurs reprises au Japon, cette oeuvre touchante et troublante par sa justesse a été enfin traduite et publiée en France par les éditions Cornélius en 2010. Les éditions Cornélius qui démontrent une nouvelle fois leur apport au 9ème Art par leurs choix et la qualité de leurs ouvrages.

A l'horizon, des vagues, brumeuses, parfois noires dans leur fureur, sombres, elles s'approchent inlassablement des côtes... Et pourtant...

Pourtant... ces vagues... elles offrent au regard des perles, scintillantes dans leurs écumes mornes. Pourtant ces vagues... elles brillent. Cet océan immuable est celui des sentiments, il est là en nous, dans l'union des êtres. Ce flot permanent d'émotions, cet inlassable désir de vivre, il est là, il est bien là malgré tous nos tourments. 

Cette émotion, elle brille dans le chaos de la rencontre. L'auteur efface les visages de ses personnages, ils ne deviennent que des traits et des regards dans cette élégie pourpre. Des regards qui se cherchent perpétuellement. Ils ne sont que des présences, des concepts, ils n'existent que par leurs sentiments, par leur union. 


Seule, elle était seule, cette ivresse dans les bras d'Ichiro, Sachiko la ressent car elle a dépassé un état où elle n'était pas complète... Rouge, la couleur passionnelle se retrouve dans les vêtements du couple, l'un complète l'autre, le corps de l'un est une vague pour l'autre. Les teintes de rouge, le haut, le bas, forment un troisième corps, celui de l'être complet, qui dans cette étreinte, enfin, enfin... n'est plus seul. 


La lumière s'éteint, les corps s'effacent, une vapeur demeure, elle est d'un rouge clair, un rouge tendre, un rouge chair. "Click", la lumière s'éteint... rouge elle demeure.