Poulet aux Prunes

Poulet aux prunes
Poulet aux Prunes est un chef-d’oeuvre. Un livre majeur du 9ème Art, le lecteur que je suis l’a découvert avant qu’il n’obtienne le prix du meilleur album du FIBD en 2005 et étrangement ce livre est resté là enfoui dans mon inconscient. Publié par l’Association en octobre 2004, Poulet aux Prunes est un livre paradoxal, excitant et assassin à la fois. Il nous condamne comme un poème de Omar Khayyam, esthète mélancolique que l’on retrouve étrangement quelques siècles plus tard dans les poèmes de Ronsard et qui nous rappelle à notre destin funeste pour mieux nous bercer dans les délices de l’instant. 
Un poète qui dans ses doutes prononcent d'étranges certitudes : Les astres à ma présence ici-bas n'ont rien gagné Leur gloire à ma déchéance ne sera pas augmentée Et témoin mes deux oreilles nul n'a jamais pu me dire Pourquoi l'on m'a fait venir et l'on me fait m'en aller... Omar Khayyam qui pourtant dans ses Roubaïat, ses paradoxes déclarera ensuite :  Si tu as greffé sur ton coeur la rose de l'Amour, ta vie n'a pas été inutile... 
Marjane Satrapi nous livre une oeuvre douce amère dans le Téhéran troublé des années 50. Nasser Ali Khan est un musicien célèbre, virtuose dans l’art du Tar (Luth Traditonel Iranien, plus connu sous le nom de Cithare en Inde et de Oud au proche orient), Nasser Ali Khan a l’air soucieux, il marche dans les rues de la ville, il marche comme une ombre, une ombre qui s’illumine et qui demande à une femme... qui demande... 








La première planche de ce roman graphique est frustrante, blessante, elle permet de comprendre à elle seule le choix de l’auteur d’employer une épanadiplose. (figure de narration qui consiste en la reprise de la scène initiale à la fin de l’intrigue)... Poulet aux Prunes est donc un livre dont la saveur est unique et qu’il sera impossible de commenter sans rompre le plaisir de le découvrir. Il est tout juste possible de partager encore une ou deux planches qui n’auront leur saveur qu’une fois que vous aurez lu ce livre, car le 9ème Art est un art de l’histoire, un ensemble de planches qui une à une se savourent mais qui ne prennent leur sens que dans un tout.
Les différents degrés de lecture de cette oeuvre me font étrangement voir d’innombrables choses, me donnent des frissons, il m’est possible de commenter uniquement ces trois planches qui dans leur passage du blanc au noir,  qui par un contraste plus appuyé à certains endroits vient confirmer cette confrontation, cette fusion frontale entre Eros et Thanatos. Le Tar de Nasser Ali Khan est brisé, aucun ne remplace celui qu'il a perdu. Nasser a pris une décision, une décision qui l’empêchera même de succomber à son plat favori, le poulet aux prunes... "Nasser Ali Khan décida de mourir. Il s’allongea dans son lit..."

L'histoire ne fait que commencer, ces planches sont autant d'interrogations que de futures réponses. Cette histoire, elle sera alternativement drôle, sarcastique, mélancolique et terriblement passionnante, elle ne fait que commencer, le lecteur a peine à le croire... Nasser Ali Khan est mort, mais Marjane Satrapi ne compte pas nous laisser seuls dans ce constat, que s'est il passé durant ces huit jours ? Allons-nous le savoir ? L’arbre au pied duquel est enterré Nasser prend racine en lui, cette arbre s’épanouit, ses feuilles nous guident, elles orientent notre regard... vers cette ombre, une ombre qui ne retient plus ses larmes... Cette ombre qui est-elle ? Est-elle une femme, est-elle un pays, a-t-elle un nom pour chacun d’entre nous ? Je vois énormément de choses, je perçois tellement dans chacune des nuances de ces mots dessinés, de ces dessins prononcés, nuances que je commenterai dans l’ouvrage Littérature Graphique, Lecture Subjective du 9ème Art, essai dont la publication est prévue pour les prochains mois. Quoiqu’il en soit le choix de la narration, le découpage de l’histoire et l’aptitude de Marjane Satrapi à nous émouvoir, à nous projeter dans l’espace et le temps font de ce livre un chef-d’oeuvre qu’il est difficile de ne pas garder à ses côtés mais dont la seule envie est d’offrir.

Offrir un livre, un film, est un message. Ce n’est pas un acte anodin, c’est un acte dont le sens n’est pas de l’ordre du symbole comme un bouquet de roses ou une bague. Un livre, un film offert, c’est une fenêtre que nous laissons ouverte dans l’autre, c’est un présent dont l’effet n’est pas immédiat.  Lorsque j’ai reçu le chef d’oeuvre de Giuseppe Tornatore, j’ai tout de suite compris le sens et la puissance de ce film mais c’est seulement aujourd’hui qu’il est venu me délivrer et me révéler le sens et la puissance des émotions de la personne qui me l’a offert. Le sens de l’attente et de l’espoir d’une personne qui croit en moi, car offrir une histoire c’est parler à l’autre perpétuellement même lorsqu’un jour la communication est rompue, lorsque l’on ne reconnait plus cette personne. Cette oeuvre qu’on a transmise vient parler à notre place, là où notre orgueil nous empêche de croire en l’autre. En ce sens notre pensée et nos sentiments même s’ils sont enfouis ne demandent qu’à se libérer et cela pas uniquement par nostalgie.  Ma bibliothèque de romans et de bande dessinée est un trésor, un trésor seulement car je retrouve dans chacun de ses morceaux une trace de cette personne.  Mon exemplaire de Poulet aux prunes était emballé dans une belle enveloppe, il contenait plusieurs feuillets, je n’ai jamais hésité quant à la personne qui le recevra, mais ce livre pour l’instant je le garde et pourtant je ne désire qu’une chose l’offrir. 

Polina

La presse n’a pas tari d’éloges sur Bastien Vivès et elle risque de manquer d’encre pour les années à venir tant cet auteur démontre que la jeunesse est synonyme de talent et de créativité. Le Goût du Chlore récompensé par le prix essentiel révélation lors de la 36ème édition du Festival International de la Bande Dessinée et publié par les éditions Casterman sous le label KSTR a ainsi été un manifeste de cette nouvelle vague française. Une vague dont l’écume décomplexée réussit à mêler au fil des ouvrages une inventivité tant dans un dessin “artisanal” comme l’auteur a su le faire dans Dans Mes Yeux que dans un dessin “numérique” comme ici dans Polina et cela toujours au service de l’histoire, des histoires. Ainsi sans jamais renier les maîtres et parmi eux on pense à Munoz pour la fluidité du trait et les contrastes de noir et blanc, l’oeuvre de Bastien Vivès insuffle la vie à ses personnages.  L’auteur est ici clairement un metteur en scène, l’effort qu’il consacre à l’espace dans lequel évoluent ses personnages l’amène à travailler fortement sur les cadrages. Ces cadrages fonctionnent seulement grâce à un aller-retour permanent entre une mise en scène travaillée et des personnages auxquels il donne des caractères saisissants d’humanité. Ce terme de caractère n’est pas innocent, puisque Bastien Vivès fait souvent mention dans ses rencontres de cette création de personnages, de rôles. Pour preuve l’entretien qu’il a effectué au Centre Pompidou dans le cadre des rencontres dessinées organisées par la BPI et le Festival International de la Bande Dessinée.  Il apparaît donc clairement qu’un auteur est aujourd’hui un artiste qui raconte une histoire, un passeur au sens le plus archaïque, puisqu’il a cette volonté et ce besoin de transmettre cette histoire par une narration graphique. Un auteur dont les personnages prennent vie grâce au dessin, à la morphologie des protagonistes, à leur posture, leur regard, grâce surtout à une recherche dans l’observation du quotidien et une envie permanente de retranscrire les gestes les plus anodins dans leur éphémère vérité.  



Publié à la fin de l'hiver 2011, Polina est  un ouvrage conséquent, une oeuvre importante car si Le Goût du Chlore a été une étape dans l’affirmation du talent de Bastien Vivès, Polina est l’ouvrage qui vient confirmer et non plus révéler un auteur prolifique et talentueux.  cette jeune danseuse, qui expérimente la vie, existe sous nos yeux et exécute ses pointes juste là, en face de nous sur le papier.
Et pourtant le trait de Bastien Vivès a été tracé sur une tablette graphique, ses mouvements ont tranché le vide pour s’écrire sur un écran et non sur un support matériel, cette immatérialité et cette légèreté rendent Polina encore plus gracieuse qu’elle ne pourrait l’être. Une grâce qui rappelle le documentaire réalisé par Cédric Klapisch, Aurélie Dupont, l’espace d’un instant, un film qui marque par le contraste entre quotidien et représentation tout comme l’on peut être profondément marqué par la présentation de l’Opéra Garnier faite par Stan Neumann dans la série Architecture diffusée sur Arte...  Ces deux films ont ceci de commun qu’ils sont des constats : ils témoignent d’une atmosphère, d’une ambiance et surtout de la vie qui anime la scène, qui anime les lieux. La danse est elle-même un art éphémère, immatériel, qui s’exécute et dont seul est témoin le spectateur ou la caméra. Le rapprochement est ici intéressant, entre la danse et cet acte de dessiner, de composer pour servir un tout, une oeuvre. Car au fond ce qui importe c’est toujours l’histoire. Un auteur n’existe que parce qu’il a quelque chose à nous raconter, si Serge Gainsbourg réussi l’exploit de transcender les époques c’est bien car les paroles de ses chansons nous parlent et nous transportent dans un scénario qui se construit, qui s’engouffre dans notre esprit, un mot, une parole deviennent alors cette mise en scène qui donne vie à “elle”, au “je” et au “tu”. La sensualité, la frénésie, l’érotisme de Serge Gainsbourg résident dans cette aptitude à nous transporter et à nous faire vivre une scène, en tant que témoins ou étrangement sujets de cette histoire chantée.

Quoiqu’il en soit pour en revenir à la danse Charles Garnier appréciait l’art de la mise en scène tout comme Bastien Vivès, et ce n’est pas un hasard si les marches du Palais Garnier offrent une spatialité et des cadrages où le regard se perd et cherche à saisir les personnages qui franchissent pas à pas les lieux, ce n’est pas un hasard si les loges, les rideaux, les coulisses créent autant d’espaces romanesques qui stimulent l’imaginaire. Charles Garnier disait ceci “Tout n’est qu’impression. Il faut que l’abondance d’impressions qui jaillit du drame lyrique soit encore complétée par l’impression d’abondance qui jaillit de l’architecture” et en cela la composition des planches de Bastien Vivès, la mise en place de ses cadrages, le changement de style lorsque l’on passe d’une scène du quotidien à la représentation même d’un ballet est une architecture qui construit le récit, qui construit les personnages. 
“La danse, mieux qu’aucun autre des arts, peut nous livrer l’essentiel des mythes” disait Maurice Béjart or “les mythes sont faits pour que l’imagination les anime” en d’autre termes, raconter une histoire sur la danse, révéler l’atmosphère, l’éphémère de la vie d’une danseuse, ses expériences, ses échecs, ses réussites, ses doutes c’est révéler cette intéraction entre l’existence et notre questionnement perpétuel, cet existentialisme qui peut conduire à nier la vie et la trouver soudainement absurde. 
Les échecs sont nombreux, les déceptions également, et pourtant il y a dans Polina une constance, celle d’un personnage, Bojinski,qui semble sévère, blessant mais qui croit en l'héroïne. Cette foi, cette transmission, cette confiance, créent ce lien qui dénude la solitude de toute absurdité puisque cette solitude n’existe que par l’attente de l’autre. Si l’autre se montre exigeant, si l’autre nous transmet sa confiance, alors peu importe l’absence, peu importe la distance, cet autre est en permanence à nos côtés. 
Il l’est pour nous montrer que le succès on le doit à soi-même et à personne d’autre, il est à nos côtés pour nous montrer que l’on ne s’affirme pas pour quelqu’un, l’on s’affirme avant tout pour soi-même et l’on peut ensuite dédier cette réussite si on le souhaite à l’autre. 
C’est là tout le paradoxe de cette attente et de cette exigence, lorsque le je souhaite que le tu sois en confiance ce n’est pas pour se satisfaire lui-même, c’est pour que chacun par ses propres réussites devienne libre, une fois cette liberté atteinte et cela malgré les obstacles et les échecs, il n’y a plus d’attente de la part de l’autre, il y a une affirmation et un réel échange qui se crée enfin. La rencontre nous crée, mais elle n’a de sens que si l’on existe pour soi, pour ensuite enfin exister pour l’autre. 
Toutes ces théories ne résument en rien Polina qui demeure avant tout un ouvrage où le lecteur se plonge aveuglement dans le récit, la beauté de cette histoire réside dans ce qu’elle vient nous transmettre à nous même vis à vis de nos propres doutes et de nos propres ambitions. L’important étant de respecter ses propres principes et de rester fidèle à ce qui nous construit. Polina est une jeune fille, mais étrangement le lecteur s’identifie à elle, il s’identifie car tout comme l’héroïne il se doit de prendre des choix dans sa vie. Il peut devenir alternativement l'un ou l'autre des personnages mais il se retrouve dans cette quête que Polina choisi finalement de vivre. Elle ne laisse pas le destin décider pour elle, elle repense à ses principes, à ce qui la construit, elle reste fidèle à ses choix pour réussir à s'émanciper sans les nier et cela malgré ses déceptions et son errance, car cette errance est tout sauf une perdition, car elle n'est là que pour lui permettre de se retrouver. La dialectique maître et élève joue un rôle primordial en ce sens où toute rencontre correspond à cette logique, nous sommes tous les élèves et les maitres les uns des autres, par nos échanges, par nos frustrations, par nos attentes réciproques, mais il y a une seule personne qui rayonne plus que toutes les autres et c'est elle que nous choisissons malgré ses défauts, sa dureté, malgré nos erreurs. Le je et le tu se combattent perpétuellement et c'est grâce à cela que la rencontre est féconde, par nos oppositions et nos attentes, par l'exclusivité de la demande de cet autre que l'on a choisi d'avoir à nos côtés même dans la plus grande solitude. 

Dans ces deux planches aux pages 76 et 77 qui se font face, Polina écoute les conseils de Bojinski, elle semble absorbée, elle les écoute. Il ne la regarde pas car il sait qu'elle l'écoute, il ne la regarde pas car les conseils qu'il lui donne ne sont pas là pour la réduire au rang d'élève, au rang de débutante. Non il lui parle, elle l'écoute et il sait qu'elle l'entend, il sait que ses remarques même lorsqu'elles sont blessantes ne sont pas là pour insulter son élève mais parce qu'elle saura l'écouter, parce qu'elle saura lui faire confiance. Il lui parle, elle ne le regarde pas, assise là, seule, elle regarde vers la droite, elle regarde vers l'avenir, elle écoute ses conseils et regarde déjà vers le moment où elle passera cette audition. 

L'histoire devient peu à peu fascinante, les personnages sont posés, l'auteur peut désormais approfondir leur sentiment, leur rage, leur déception. Bastien Vivès a commenté ces deux planches aux pages 118 et 119 dans le 35ème numéro du magazine Casemate, il a surtout mis l'accent sur la mise en scène et le cadrage, expliquant que Polina commençait à ressentir cette distance entre elle et celui qu'elle a choisi et qui étrangement a pris la place de Bojinski dans ses pensées, celui qui au lieu de la libérer l'emprisonne davantage dans une médiocrité qu'elle aurait pu éviter. Elle est blessée, elle perd son rôle, elle assiste impuissante à cette mascarade où elle se voit remplacée par une inconnue et où celui qu'elle pensait être "digne de confiance" ne l'est pas. Pourtant Polina ne se laisse pas aller, elle prend son destin en main, et si dans la planche de gauche ses nouveaux professeurs créent cette barrière entre elle et ce minable qu'elle croyait suivre par liberté, pour un nouveau départ, dans la planche de droite, elle guérit de sa blessure, constate ses erreurs. Dans un cadre plus intime, elle prend conscience qu'il faut retrouver les bases de ce qui fait d'elle une danseuse, elle revient à ses principes tout en restant libre. Elle se remet sur pied peu à peu et finalement exécute ses pointes comme au début lorsqu'elle était avec Bojinski. 

Néanmoins ce retour aux sources ne signifie pas qu'elle reverra cet être unique qui la comprend mieux que quiconque... Il reste pour le savoir une centaine de planches car une oeuvre est un ensemble, et Polina est en cela une composition entière et nuancée qui mérite que l'on s'y perde pour peut être enfin nous retrouver. 

Un Gentil Garçon (et autres histoires)

Auteur du "Moi", Shin’Ichi Abe est une figure majeur du 9ème Art. Publié par la revue alternative Garo dès ses vingt ans au début des années 70, son oeuvre très intimiste est une véritable catharsis où les personnages acquièrent une présence en l’espace de quelques traits, là où certains auteurs échouent à faire vivre un seul personnage en une centaine de planches. Le lecteur ne ressort pas indemne d’une oeuvre où la finesse du trait est aussi tranchante que les situations dans lesquelles sont placés les personnages, situations éphémères, instantanées qui viennent mettre en lumière les instants fugitifs de notre existence. 
L’oeuvre de Shin’Ichi Abe est intense, chaotique parfois dérangeante. A la lecture de ces instantanés, de ces séquences que sont Un Chat, Une épaule légère, La chevelure... le regard est saisi de plaisir face à un existentialisme qui questionne notre amour, notre vie, nos croyances. Les éditions Cornélius ont eu l’audace de publier en octobre 2007 onze histoires regroupées dans un recueil portant le titre de l’histoire qui introduit le tout à savoir Un Gentil Garçon. Ces onzes histoires sont indépendantes les unes des autres, le lecteur cherche à les relier entre elles en vain, il pense parfois reconnaître un personnage, un intérieur mais c’est finalement le regard plein de questions, de mélancolie douce et vague de ses personnages, regard qui s’avère être le seul lien. Pourtant Béatrice Maréchal nous l'explique Shin'Ichi Abe inclue les questionnements de son existence. Les personnages réapparaissent d'une histoire à l'autre, sa femme Miyoko notamment mais de cette réalité in fine, naît une succession sublime de fictions à la fois uniques et interdépendantes. (Ces histoires comme dans tout gekiga se lisent de droite à gauche et respectent ainsi le sens de lecture oriental. )
La première de couverture montre ainsi une scène magistrale de l'histoire Une épaule légère où le couple se transforme dans ses ébats au fil des planches en lignes claires, en présences blanches contrastant avec l’obscurité de la nuit, des lignes qui s’engouffrent et se confondent jusqu’à ce que l’une d’elle dans l’intensité de l’acte amoureux vienne mordre une autre ligne, lorsque l’épaule de l’un rencontre la bouche de l’autre... des ébats définitivement clos par une tête qui se pose sur une épaule légère, cela étant révélateur d’une étrange complicité et d’une terrible tension entre les attentes de chacun des personnages. Ces histoires sont à découvrir, indépendantes l'une de l'autre mais il s'agira ici de s'intéresser à l'une d'elle, Un Chat  composée de seulement quatre planches et dont nous ne présenterons que les trois premières. Une histoire qui révèle le rôle du temps, de la distance, de la tension mais surtout de l'instant dans l'oeuvre de Shin'Ichi Abe avec pour témoin ce Chat qui nous regarde curieux et à la fois impassible... 

Un Chat est ainsi une histoire extrêmement forte dans ce qu’elle semble oublier de nous raconter. Le silence de ses planches est un silence complice qui parle à nos émotions avec un magnétisme étrange. 

La puissance narrative de cette histoire, beaucoup trop courte, terriblement longue est évidente. Sans analyses, sans techniques particulières, l’auteur réussit à transmettre une tension extrême, il n'est plus seulement un artisan du dessin, l’auteur devient un artiste. Un artiste car ces instantanés de Shin’Ichi Abe, ces dessins, ces traits, ces contrastes, cet encrage viennent confirmer l’affirmation de Paul Klee “L’art ne rend pas le visible : il rend visible”.   (Ces histoires comme dans tout gekiga se lisent de droite à gauche et respectent ainsi le sens de lecture oriental. Cliquer sur les images pour agrandir et lancer le diaporama. )


L'architecture japonaise est ici épurée, elle offre comme dans les films de Nagisa Oshima un cadre, un cadre qui permet de créer une distance ou un rapprochement avec les personnages. Allégorie de la proximité des personnages, l'image va incorporer cette architecture ou l'oublier. notamment au travers de plans rapprochés qui rendent encore plus intime cette confrontation entre cet homme et cette femme. Le chat lui est là, le chat c'est nous. Cette histoire nous concerne-t-elle, pourquoi en être témoin ? Au delà de l'idée de témoin ce chat donne à cette scène une impression étrange d'espace. Les plans si serrés entre les personnages tout à coup respirent, ce chat permet de ne pas étouffer, il est là pour servir la tension entre les personnages, pour montrer le caractère quotidien du questionnement, un quotidien où la vie est en jeu, en mouvement. Ce chat qui se consacre à sa toilette avec frénésie, avec discipline, contraste avec ce couple immobile. Un couple où les protagonistes se fixent, silencieux alors qu'ils bouillonnent d'émotions et de sentiments. 


Cette femme est résignée, elle semble avoir annoncé une mauvaise nouvelle, elle semble regretter ses actes... Elle paraît torturée, elle paraît vouloir étouffer tout ce qu'elle est, ses sentiments. Immobile, silencieuse, elle baisse son regard. Elle n'ose pas ouvrir les yeux. Elle couvre d'un voile ses émotions pour ne pas céder face à lui. Pourtant, il est là, il n'abandonne pas. Il la regarde, lit à travers elle. Il la pénètre du regard...

Il la regarde, pose sa cigarette, se lève... Il la prend dans ce qu'elle a de plus intime. Il lui saisi le coeur, le sein... il semble lui rappeler que ce coeur est à sa place, qu'il n'a pas disparu. Il la saisi, elle chancèle. Elle le regarde, oui son coeur bat toujours, elle ouvre ses yeux, ses yeux en amandes, elle lève son visage et elle le regarde pour ce qu'il est. Il est le seul à la saisir dans ce qu'elle a de plus authentique, le seul à qui elle ne peut rien cacher, le seul qu'elle ne décevra pas. Car il est le seul à la connaître véritablement. A lire en elle, à voir son âme et à ne pas voir uniquement sa chair. Ils s'habitent l'un l'autre, il n'y a ni vainqueur ni vaincu mais une incessante conquête et cette distance qu'ils se créent, cette distance n'est pas celle de leurs sentiments réciproques, elle est cette excuse qui n'existe que pour mieux les rapprocher. 

Les Noceurs

Les Noceurs est un livre à la fois mélancolique, jubilatoire et  terriblement audacieux. Le lecteur s’engouffre dans les marches d’une ascension euphorique et d’une descente angoissante. Il est juste happé par la fluidité du délire de Brecht Evens. Edité par Actes Sud dont nous vantions les mérites dans l'article relatif à l'oeuvre de David Mazzucchelli, Les Noceurs est tout simplement impossible à résumer, tant cette oeuvre se vit, se lit comme une expérience, troublante et réconfortante. Une oeuvre qui déborde de personnages, de rôles extrêmement travaillés qui possèdent chacun une âme. La performance de Brecht Evens appartient au paradoxe, au trompe l’oeil. Cela éveille chez le lecteur une multitude de questions aussitôt étouffées par une vague inattendue de réponses. Or il n’y a que dans la contradiction que l’on peut être fécond disait Friedrich Nietzsche, contradiction de la vie elle-même et de nos sentiments mêlés de rancoeur et de passion, d’amour, de haine. Contradiction entre nos principes et la manière de les appliquer, de les retranscrire dans nos actes. Etranges contraires qui nous créent et nous définissent, qui régissent notre Moi, nos peurs et nos complexes. Jubilatoire, cette oeuvre a reçu le prix de l’audace lors du 38ème Festival International de la Bande Dessinée en 2011. Une audace qui fait l'unanimité puisque pour l'Express "Brecht Evens, est un jeune flamand prodigieux, qui déploie en 180 pages un génie graphique étourdissant..." et pour les Inrocks Les Noceurs "invitent à une danse, une transe qui frise parfois l'extase et conduit à regarder le monde d'un autre oeil, effervescent." Pour avoir un premier avis, il suffit de découvrir les vingt premières planches dans le catalogue des éditions Actes Sud.


© Actes Sud pour la version française et Brecht Evens

Il ressort des noceurs une dominante, celle du rôle. La vie est ainsi pleinement un théâtre et nous en sommes les acteurs, les personnes autour de nous sont spectateurs de notre vie et heureusement car ils prouvent que l'on existe. Shakespeare disait que “le passé est un prologue”, un prologue pour le présent qui devient alors cette scène sur laquelle nous venons donner la réplique à cette personne qui se tient face à nous... une personne qui repousse ce qui la charme le plus et cela à cause de ses complexes, qui n’arrive pas à jouer le rôle qu’elle désire le plus car la peur la saisie. 

En cela le personnage de Robbie est un étrange catalyseur d’émotions et de dépassement de soi, terriblement mystérieux, il est omniprésent alors même qu’il est absent de la planche, il semble habité par une succession d’âmes et de rôles, il n’hésite pas à voir la vie telle qu’elle est à savoir une scène, une fête , une succession de marches qu’il faut dépasser et non placer au travers de notre route.

L’envie, elle, se provoque, elle est un effort permanent, ce n’est pas simplement une chose enfouie qui vient se réveiller lorsqu’elle le souhaite, notre corps est une marionnette qui anime notre âme. Le rôle que nous choisissons doit être habité et pas abandonné au milieu de la scène hanté par nos complexes et les regards qui nous entourent, par leurs jugements.

Pourquoi ? car le scénario n’est pas encore terminé, il n’est peut être pas encore écrit et ce destin ni Dieu, ni le grand architecte de l’univers, ni le démon ne viendront nous le réveler, ce destin c’est sur la scène du présent que nous le réalisons et non dans les coulisses en prenant la fuite, en attendant. Mais si le rôle doit être habité c’est surtout “...Pour donner plus de chair à ton rôle, sinon tu restes un figurant.” Et rester un figurant c’est disparaître, veux-tu vraiment disparaître ? Non et il n’est pas trop tard pour que je te donne la réplique. Et cette réplique se défini par “... Je reste près de toi.”.

Mais avant ce constat il y a la rencontre... cette rencontre est décidément toujours là, elle nous créé, Bachelard n’avait décidément pas tort d’insister, la solitude n’a de sens et de saveur que parce que cette rencontre existe. Cette rencontre n’existe donc que grâce à son contraire, elle n’a elle aussi de saveur que si elle se ponctue d’absence et de solitude. Ces deux planches le montrent, elle montrent la virtuosité graphique de Brecht Evens, elle montre le délire de ces marches qui viennent symboliser la quête de l’autre, l’errance sans l’autre.



Ces cases forment une case à part entière mais n’existent que pour mieux donner vie à Lulu et la voir bouger, découvrir la spatialité du lieu... Ce lieu où elle est une étrangère, où elle ne peut exister sans rencontrer celui qu’elle cherche. Cette errance est troublante, les pas de la demoiselle en rouge, sorte d’Alice au pays des merveilles, se perde dans une forêt de figurants... Le sens de lecture est incontrôlable, il perturbe le regard du lecteur. Il y a quelque chose d’étrange qui se déroule sous nos yeux, quelque chose de surréaliste... Ces deux planches sont magnifiques, à elles seules, elles justifient le prix qu’a obtenu l’auteur, un prix qui vient récompenser l’audace qui se définie par le trésor de la langue française par ces mots : “Qualité de l'âme, qui incite à accomplir des actions difficiles, à prendre des risques pour réussir une entreprise considérée comme impossible”.

En ce sens Salvador Dali en disant que la bande dessinée était un art qui avait 1827 années d’avance sur son temps ne se trompait pas puisque là encore la force narrative du dessin, de la couleur et de la structure même de la planche, des cases démontrent l’avant-garde créative de la bande dessinée. Brecht Evens dans ces deux planches vient créer un cercle sans fin, celui de la quête perpétuelle de l’autre au coeur même de notre propre solitude. La rencontre a lieu, et ce n’est pas avec un figurant qu’elle se fait au prénom aussi insignifiant qu’une amine cassée d'un crayon devenu inutile... car les figurants quand ils sortent de l'image, ils n'existent plus. La rencontre, elle, se fait avec la personne même que l’héroïne de ces quelques pages était venu chercher sans même le savoir. Elle se fait avec cet homme qui ose dire que les lèvres rouges de cette féline rouge ont la saveur du champagne et des fraises... Cette rencontre néanmoins pose la question d’un choix. Les planches précédentes l’ont montré, notre regard a été troublé. Troublé par cette féline rouge qui se duplique dans les marches du Harem.




Or la question qui a suscité notre trouble trouve étrangement sa réponse, des femmes il y en a deux, toutes deux désirent Robbie. L’une est timide, l’autre non... L’une veut aimer, l’autre est là pour s’amuser. Comment une belle histoire d’amour peut-elle commencer dans un tel lieu et surtout lorsqu’elle commence par cette situation étrange où un homme est convoité par deux femmes ? Tout simplement parce que la vie dépend de nos choix et le choix de Robbie s’est portée sur cette féline timide mais sure d’elle. A elle de faire le bon choix maintenant.


Cette féline rouge rencontre cet homme bleu, elle le dévore de ses rêves et de ses principes. Elle ignore qu’il la dévore de son amour malgré ses maladresses, sa distance, ses mots. Ils s'aiment, se dévorent... deviennent des lignes, le bleu rencontre le rouge.



Cette féline est fragile, il lui fera certainement mal, elle se vengera peut être, mais pour l’heure, ses baisers ont le goût du champagne, sa peau est douce... mais...




...ses complexes, un obstacle, une marche qu’il faut franchir, il lui fera certainement mal, il lui a fait mal tant elle l’a attendue, tant elle a désiré l'avoir, il lui fera du bien, elle ne réussira à s'endormir, à rêver qu'avec lui, mais sur scène, à l’instant présent son rôle est de l’aimer, de la rassurer, parce qu’elle a besoin d'aimer le rouge pour aimer enfin le bleu... et surtout pour aimer l'union des deux couleurs, car la vie est une fête. Une osmose mais pas une fusion car ces deux couleurs dans leur solitude respective existeront toujours, mais cette solitude n'a de sens que par leur rencontre.

MAMBO ... Une poésie graphique.


© Mambo, L'Association & Claire Braud
Edité par l’Association dans sa collection Eperluette en janvier 2011, Mambo est une poésie rocambolesque, haletante. Essoufflé le lecteur en redemande, la dernière case de chaque planche excite le regard, elle lui supplie de tourner la page, de ne pas profiter du dessin de Claire Braud, mais d’aller chercher l’aventure là où elle se trouve dans l’ordinaire extraordinaire du quotidien. Celui du bus, du bureau, de ces architectures, ces cabanons perdus dans des forêts marécageuses, des falaises monumentales loin étrangement des routes, des infrastructures froides.. loin des manifestations où la vindicte populaire vient à juste titre occuper les rues à cause “d’une tête de noeud (...) ah, non du président, pardon je n’ai pas suivi”... (Cliquer sur les planches et les dessins pour les lire et les agrandir.) 


Mais avant toute chose Mambo est l’histoire d’une attente. D’un amour qu’on espère et cherche alors que l’on sait exactement où il se trouve.

D’un amour qu’il faut convaincre, qu’il faut tenter d’apprivoiser, d’un autre que l’on a peur de décevoir et que l’on décevra maladroitement alors même qu’au fond de notre être nos actes n’exprimeront jamais la justesse de nos sentiments. D’un amour auquel il faut offrir du temps, offrir une distance car la rencontre si elle nous créé ne suffit pas, ne suffit plus. Apprendre à aimer c’est apprécier cette attente où l’autre n’est plus un être prévisible mais un être avec qui la prochaine rencontre sera incertaine...  Cette incertitude, cette frustration donne à la passion sa raison d’être car l’être aimé vient enfin jouer un rôle que l’on souhaite qu’il joue pour enfin se démarquer des autres, du quotidien. Cette attente est palpitante, le coeur est inquiet en permanence, bourré d’adrénaline, une inquiétude jouissive dans Mambo qui comme la danse rappelle à la fois les années folles mais surtout les années 50 et la frénésie de l’après guerre, les dessins de l’auteure viennent volontairement nous plonger dans une atmosphère de paradis perdu rétro à la fois kitch et chaleureux.  


Le lecteur en redemande mais finalement à bien y réfléchir l’apothéose de cette oeuvre est atteinte, la fin est intense, un point d’orgue volontairement silencieux que je vous invite à savourer... ce sentiment n’est pas immédiat mais il vient s’affirmer quelques minutes après avoir refermé le livre. Ce rythme haletant se retrouve dans une suite de plans, de zooms in zooms out permanents qui se suivent avec logique alors même que le rocambolesque rend les choses absolument incontrôlables. La poésie des images s’ajuste parfaitement à celle des mots, on oublie parfois qu’un mot est un mot et qu’un dessin est un dessin tant les deux se confondent par leur justesse. Les onomatopées viennent jouer un rôle très pertinent d’ailleurs, les bruits de mécaniques, les sons de la forêt, la frénésie du téléphone... ces onomatopées se dessinent en suivant le mouvement des objets qu'elles habitent et viennent offrir au lecteur une atmosphère qui le transporte dans l'histoire. 
Revenons à l’attente, au quotidien et surtout à la surprise, à l’incertitude.... Qui y-a-t-il de plus commun qu’un bus, que l’on emprunte quotidiennement... Qu’y a-t-il de plus commun que son chauffeur ? Ces deux séries de planches viennent donner à la partition de Mambo son fond sonore. Un fond qui devient le thème principal du récit auquel se grefferont par la suite une succession de péripéties. Ce thème, cette musique de fond sera peu à peu absente de l’image mais toujours présente à l'esprit du lecteur. En ce sens où chaque page tournée devient pour lui une constante quête de ce thème principal qu'est l'espérance. Dans les deux planches suivantes, ce thème prend tout son sens, l'héroïne est à bord du bus, un bus qu'elle a attendu comme à l'ordinaire... lorsqu'elle aperçoit un cavalier et extériorise son désir de liberté...


Mais ce thème principal, cette attente ne se révèle pas être celle que l'on croit. La liberté est là, à portée de main mais elle ne revêt pas le visage que l'on croyait, l'extraordinaire est là dans ce qu'il y a de plus ordinaire et se résume en une phrase... 


“L’on voit sous vos paupières closes, la hâte que vous avez d’aimer.”  Cette certitude de quitter l'ordinaire pour découvrir une nouvelle liberté, n'était-elle pas un mensonge ? Alors qu'en face de nous se trouve étrangement ce que l'on a toujours cherché pourquoi regarder par la fenêtre et croire à un lendemain meilleur alors même que ce lendemain sommeille en nous, en l'autre que l'on croit ne plus aimer, ne plus voir alors qu'il voit en nous, qu'il lit en nous.  Qu’y a-t-il de plus commun qu’un bus ? Qu’y a-t-il de plus anodin qu’un chauffeur de bus ? 




Ce regard que l’on porte sur l’ordinaire, il appartient à nous seul, de le rendre extraordinaire. Cette envie de croire en l’autre, elle ne se ressens pas, elle se provoque. En prendre conscience est ce qui s'avère être le plus difficile, et ce n'est pas une éternelle insatisfaction d'un quotidien perdu qui génère cette prise de conscience. Non. Cette personne en face de nous dans une bibliothèque, elle nous regarde, qu’a-t-elle de plus qu’une autre, elle est parfaitement ordinaire... Cette femme qui veut partager notre vie, qui est-elle ? Cet homme qui semble être prévisible, qui semble être le même, jour après jour qui est il finalement ? Nous ne savons rien de cet autre si ordinaire avec qui nous partageons notre quotidien et pourtant il est là caché, comme un fruit qu'il faut éplucher jusqu'au coeur.. qu’y a-t-il de plus commun qu’un homme et une femme ? Et pourtant... “Comme vous voudrez”, le regard change tout, ce regard fait de cette jeune femme dans une bibliothèque un trésor, fait de cet homme dans son attente un héros. Hugo Pratt a souvent partagé son amour de ce regard volontairement perdu, ne disait-il pas “heureux est le fou car il rêve les yeux ouverts” ? Quoiqu’il en soit si la Venise de Corto Maltese est une fable, s’il chute de ses toits en  tombant vers le haut et si les chats lui parlent c’est parce que ce quotidien n’existe et n’a de sens que si notre regard est emprunt d’une folie douce. Ne plus croire en cette folie douce, en cet amour c’est se trahir soi-même et sombrer peu à peu dans le néant de l’absurde. 

En cela Mambo n’est pas absurde, il nie l’absurdité mais affirme celle d’un monde sans imaginaire, d’un monde résigné qui n’attend plus, n’espère plus, ne désire plus en croyant trouver dans cette hypocrisie une quelconque liberté. L'important étant de se rendre compte que nos choix n'handicapent pas le désir de l'autre mais notre propre désir et qu'il faut du temps pour admettre que cet autre que l'on pense connaître, cet autre voit sous vos paupières closes, la hâte que vous avez d’aimer et malgré le temps passé à le connaître, à le voir, malgré la routine, cet autre vous venez juste de le rencontrer.


Lorsque Nous Vivions Ensemble (同棲時代)

De nombreux jeunes auteurs de la scène japonaise mériteraient une attention particulière. Les amateurs de Tracks diffusé sur Arte sont très certainement de cet avis. On pense notamment aux artistes issus du manga underground, qui ont le mérite de sortir des contraintes éditoriales du marché japonais, “contraintes éditoriales” devenant une sorte de pléonasme tant la rigidité des structures forgent le travail des auteurs (sans nuire nécessairement au potentiel de la série ou de l’histoire). Cela se confirme d’ailleurs par la sortie récente du premier volume d’une anthologie de la revue Ax aux éditions Le Lézard Noir regroupant des travaux de Shin’Ichi Abe, d’Akinoh Kondô, de Takato Yamamoto et de plus de 30 autres auteurs qui illuminent ou obscurcissent avec brio de leur regard indépendant le 9ème art. Anthologie qui montre toute l’inventivité de l’avant garde japonaise dans ce que le Gekiga a de plus marquant. Les éditions Cornelius ont d’ailleurs eu l’audace de publié en 2007 le sublime Un Gentil Garçon de Shin’Ichi Abe pour lequel un article est en préparation. (l'article a été rédigé, le voici) De nombreux jeunes auteurs de la scène japonaise mériteraient donc une attention particulière, Erwan Le Verger a d’ailleurs réussi à attirer les projecteurs sur cette bande dessinée alternative, pour preuve le succès de l’exposition qu’il a supervisé lors de la 38ème édition du Festival International de la Bande Dessinée en 2011 intitulée Manga Underground : point de vue de femmes. Néanmoins nous nous intéresserons à Kazuo Kamimura qui est édité en France depuis 2007 par les éditions Asuka (Le Fleuve Shinano) et par les éditions Kana (Lady Snowblood, Folles Passions, La Plaine du Kanto et bien sûr Lorsque Nous Vivions Ensemble) et dont voici une belle biographie publié par le site Evene


Cette inventivité du Gekiga,  Kazuo Kamimura a su la démontrer et placer cette narration graphique au dessin intense au rang d’Art. Il mérite une attention particulière, il mérite que le lecteur vienne poser son regard sur ses lignes, sur son trait, sur ses estampes.

Kazuo Kamimura n’est pas juste un virtuose, il n’est pas juste l’auteur avec Kazuo Koike du chef d’oeuvre qu’est le triptyque Lady Snowblood (Shurayuki-hime) et qui a inspiré à Quentin Tarantino, Kill Bill. Non, Kazuo Kamimura est un poète au sens le plus noble du terme, un poète de l’estampe. Et ce n’est pas insulté le 7ème art que de dire que le 9ème art lui a inspiré certains de ses plus beau succès.  
Si Osamu Tezuka a offert au manga par son talent prolifique les bases d’un art séquentiel où le scénario et les personnages disposent d’une aura et d’une réelle liberté sur le papier grâce à un espace romanesque sans cesse renouvelé, et à un trait qui offre une sensation intense de vitesse et de mouvement, avec Kazuo Kamimura, auteur tout aussi prolifique, le manga a su atteindre les hauteurs de l’estampe, revenir à son berceau, à sa source même qui est l’émotion. Une émotion suscitée par ces traits dérisoires qui constituent le dessin, l’image. Il ne s’agit pas ici de comparer l’incomparable, Osamu Tezuka demeure à jamais le “Dieu du Manga” et il ne s’agit pas de lui chercher d’équivalent néanmoins il apparaît important de rappeler que Kazuo Kamimura décédé à seulement 45 ans est et restera à jamais “le peintre de l’ère Showa”. La Bande Dessinée, le Manga  étant clairement au Japon associé à l’histoire de l’art. Le 9ème Art n’est pas le parent pauvre de la littérature, du dessin ou du cinema, il constitue un art à part entière au potentiel encore inexploité.


Le premier grand succès de Kazuo Kamimura, Lorsque Nous Vivions Ensemble (Dōsei jidai) paru en 1972 vient révéler ce potentiel et la richesse du média qu’est la bande dessinée d’autant que les chapitres qui composent les 700 planches de chacun des trois volumes sont écrits et dessinés par l’auteur.  Un auteur qui réussi sans jamais lasser le lecteur à le faire trembler durant plus de 2000 planches, le confrontant à une passion intense et déroutante. Un exemple d’une étrange simplicité appuie cette sensation : ces deux planches du troisième et dernier volume de Lorsque Nous Vivions Ensemble. Le sens de lecture est de la droite vers la gauche au Japon : 

© Lorsque Nous Vivions Ensemble, pour la version française éditions Kana (Dargaud), 2010.

Le site Littérature Graphique est né de la vision de ces deux planches. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, elles ont à la première lecture offert une étrange sensation de mouvement. Le bruit du vent, de la pluie en est ressorti dans le silence du dessin. En feuilletant à nouveau l’ouvrage, le regard s’arrête sur cet instant, le lecteur est certain qu’il s’est passé une chose étrange, les personnages ne parlent pas, leur étreinte est absente de ses planches, la beauté du dessin n’est pas nécessairement ce qui l’arrête... Alors quelle est la raison de ce moment de pause, d’émerveillement inconscient ? 

La réponse est simple, l’estampe de Kamimura vient saisir l’éphémère, cet éphémère devient infini, il se répète dans son évanescence. Ces cases, ces séquences, ces plans, ces cadrages, donnez-leur le nom que vous voulez racontent un instant et un espace donné. Un instant au sein d’un espace qui s’oriente vers un autre, un espace auquel se greffe un enchainement insoupçonné. 
Il faut en d’autres termes retranscrire en termes cinématographiques ce qu’il semble presque impossible de retranscrire par des mots. Une analogie maladroite mais qui viendra montrer d’ailleurs en quoi 9ème art et 7ème partagent, échangent  mais se distinguent catégoriquement l’un de l’autre. Analogie qui viendra également montrer le rôle du lecteur qui contrairement au cinéma n’est pas passif, confronté à  un écran, à une contrainte spacio-temporelle de secondes qui défilent et qui sont dictées par le metteur en scène, mais un lecteur qui est pleinement actif, libre de recevoir l’oeuvre graphique de l’auteur à son rythme. Il absorbe inconsciemment un ensemble de séquences qui s’emboitent dans une suite logique qu’il n’avait pas imaginé au départ.

Pensons à des caméras orientées avec un cadrage précis. Il y a dès lors quatre caméras, une première qui encadre l’ensemble de la scène avec un mouvement induit dans le plan, cette première caméra est fixe (Plan 1). Vient ensuite une deuxième caméra (a) orientée sur Kyoko, elle est également fixe et si l’on se concentre sur ce cadre, les mouvements de Kyoko sur la planche de droite peuvent être lu indépendamment de la planche de gauche , la troisième caméra (b) justement s’intéresse uniquement à la séquence de la planche de gauche, elle est également fixe, la combinaison de ces deux caméra créé une nouvel enchainement qui suit le sens normal de lecture (Plan 3). C’est la quatrième caméra qui vient bouleverser le lecteur (Plan 4), elle est en mouvement. Elle combine et fait le lien entre les cases de droite et les cases de gauche dans une lecture horizontale qui vient troubler le rythme habituel de lecture vertical. 

© Schéma : Littérature Graphique / Marwan Kahil.

Une fois que l'esprit a pu s'imprégner inconsciemment de tous ces plans, le premier plan qui était fixe devient un ensemble pluriel mais unique (Schéma ci-dessous). Or ces caméras n’existent pas, nous sommes bien face à des traits, des lignes... à du dessin et pourtant notre regard a voyagé, il a donné vie à ces avions de papier, il leur a donné toute la mélancolie de cette après midi pluvieuse. Les lignes verticales de la pluie viennent appuyer cette gravité du sens de lecture habituel, la légèreté des avions s’oppose à cette gravité, ils flottent et c’est cette impression de légèreté qui est venu nous prévenir, nous avertir de la force narrative de ce passage... L'aspect poétique de ces planches vient ainsi rappeler les haïkus puisque dans l'oeuvre de Kazuo Kamimura les saisons jouent un rôle majeur, surtout dans la passion que vivent les personnages. Un haïku de Natsume Sôseki résume parfaitement ce passage "Le temps s'étire - Soirée de pluie printanière - Et moi je songe."  Il décrit parfaitement l'état d'âme de Kyoko...

© Schéma : Littérature Graphique / Marwan Kahil.
Ces deux planches ne sont donc pas aussi simples que l’on pouvait l’imaginer, elles jouent un rôle aussi important que les planches passionnelles où Jirô et Kyoko s’aiment, se déchirent, se cherchent où Kyoko et Jiro par des chiasmes incessants se rappellent un amour toujours présent, éphémère mais infini, qui fait terriblement mal mais qui par son incandescence vient appuyer encore et résonner en eux, qui fait terriblement de bien. Pourquoi cette étrange inquiétude malgré un amour si foudroyant ? Pourquoi ces hésitations et cet essoufflement ? 




Kyoko et Jiro vivent une passion, il ne s’agit d’un simple amour, ils s’épuisent et se régénèrent en permanence par la seule pensée de croire que leur amour pourrait cesser, qu’ils pourraient se quitter, Kyoko et Jiro ne sont pas raisonnables et pourquoi l’être lorsqu’ils s’habitent l’un l’autre ? s’enrichissent de leurs angoisses et de leur espoirs ? 


Le Gekiga est bien cette narration graphique au dessin intense, haletante, magistrale. Kazuo Kamimura ne dessine pas simplement sur le papier, il vient graver de sa plume notre inconscient, il réussit à nous toucher, son trait est en mouvement, son oeuvre a voyagé jusqu’à nous. Jiro et Kyoko ne sont pas des personnages, ils ne sont pas japonais, Jiro et Kyoko forme un nous universel, un nous volontairement mis au passé pour créer cet instant de doute qui s’estompe inévitablement à la lecture de ce chef d’oeuvre car leur amour annonce une vérité atemporelle... 

Lorsque Nous Vivions Ensemble, lorsque nous vivions ensemble... car seul ou avec quelqu'un d'autre on ne peut plus vivre, ni même exister.