Un Gentil Garçon (et autres histoires)

Auteur du "Moi", Shin’Ichi Abe est une figure majeur du 9ème Art. Publié par la revue alternative Garo dès ses vingt ans au début des années 70, son oeuvre très intimiste est une véritable catharsis où les personnages acquièrent une présence en l’espace de quelques traits, là où certains auteurs échouent à faire vivre un seul personnage en une centaine de planches. Le lecteur ne ressort pas indemne d’une oeuvre où la finesse du trait est aussi tranchante que les situations dans lesquelles sont placés les personnages, situations éphémères, instantanées qui viennent mettre en lumière les instants fugitifs de notre existence. 
L’oeuvre de Shin’Ichi Abe est intense, chaotique parfois dérangeante. A la lecture de ces instantanés, de ces séquences que sont Un Chat, Une épaule légère, La chevelure... le regard est saisi de plaisir face à un existentialisme qui questionne notre amour, notre vie, nos croyances. Les éditions Cornélius ont eu l’audace de publier en octobre 2007 onze histoires regroupées dans un recueil portant le titre de l’histoire qui introduit le tout à savoir Un Gentil Garçon. Ces onzes histoires sont indépendantes les unes des autres, le lecteur cherche à les relier entre elles en vain, il pense parfois reconnaître un personnage, un intérieur mais c’est finalement le regard plein de questions, de mélancolie douce et vague de ses personnages, regard qui s’avère être le seul lien. Pourtant Béatrice Maréchal nous l'explique Shin'Ichi Abe inclue les questionnements de son existence. Les personnages réapparaissent d'une histoire à l'autre, sa femme Miyoko notamment mais de cette réalité in fine, naît une succession sublime de fictions à la fois uniques et interdépendantes. (Ces histoires comme dans tout gekiga se lisent de droite à gauche et respectent ainsi le sens de lecture oriental. )
La première de couverture montre ainsi une scène magistrale de l'histoire Une épaule légère où le couple se transforme dans ses ébats au fil des planches en lignes claires, en présences blanches contrastant avec l’obscurité de la nuit, des lignes qui s’engouffrent et se confondent jusqu’à ce que l’une d’elle dans l’intensité de l’acte amoureux vienne mordre une autre ligne, lorsque l’épaule de l’un rencontre la bouche de l’autre... des ébats définitivement clos par une tête qui se pose sur une épaule légère, cela étant révélateur d’une étrange complicité et d’une terrible tension entre les attentes de chacun des personnages. Ces histoires sont à découvrir, indépendantes l'une de l'autre mais il s'agira ici de s'intéresser à l'une d'elle, Un Chat  composée de seulement quatre planches et dont nous ne présenterons que les trois premières. Une histoire qui révèle le rôle du temps, de la distance, de la tension mais surtout de l'instant dans l'oeuvre de Shin'Ichi Abe avec pour témoin ce Chat qui nous regarde curieux et à la fois impassible... 

Un Chat est ainsi une histoire extrêmement forte dans ce qu’elle semble oublier de nous raconter. Le silence de ses planches est un silence complice qui parle à nos émotions avec un magnétisme étrange. 

La puissance narrative de cette histoire, beaucoup trop courte, terriblement longue est évidente. Sans analyses, sans techniques particulières, l’auteur réussit à transmettre une tension extrême, il n'est plus seulement un artisan du dessin, l’auteur devient un artiste. Un artiste car ces instantanés de Shin’Ichi Abe, ces dessins, ces traits, ces contrastes, cet encrage viennent confirmer l’affirmation de Paul Klee “L’art ne rend pas le visible : il rend visible”.   (Ces histoires comme dans tout gekiga se lisent de droite à gauche et respectent ainsi le sens de lecture oriental. Cliquer sur les images pour agrandir et lancer le diaporama. )


L'architecture japonaise est ici épurée, elle offre comme dans les films de Nagisa Oshima un cadre, un cadre qui permet de créer une distance ou un rapprochement avec les personnages. Allégorie de la proximité des personnages, l'image va incorporer cette architecture ou l'oublier. notamment au travers de plans rapprochés qui rendent encore plus intime cette confrontation entre cet homme et cette femme. Le chat lui est là, le chat c'est nous. Cette histoire nous concerne-t-elle, pourquoi en être témoin ? Au delà de l'idée de témoin ce chat donne à cette scène une impression étrange d'espace. Les plans si serrés entre les personnages tout à coup respirent, ce chat permet de ne pas étouffer, il est là pour servir la tension entre les personnages, pour montrer le caractère quotidien du questionnement, un quotidien où la vie est en jeu, en mouvement. Ce chat qui se consacre à sa toilette avec frénésie, avec discipline, contraste avec ce couple immobile. Un couple où les protagonistes se fixent, silencieux alors qu'ils bouillonnent d'émotions et de sentiments. 


Cette femme est résignée, elle semble avoir annoncé une mauvaise nouvelle, elle semble regretter ses actes... Elle paraît torturée, elle paraît vouloir étouffer tout ce qu'elle est, ses sentiments. Immobile, silencieuse, elle baisse son regard. Elle n'ose pas ouvrir les yeux. Elle couvre d'un voile ses émotions pour ne pas céder face à lui. Pourtant, il est là, il n'abandonne pas. Il la regarde, lit à travers elle. Il la pénètre du regard...

Il la regarde, pose sa cigarette, se lève... Il la prend dans ce qu'elle a de plus intime. Il lui saisi le coeur, le sein... il semble lui rappeler que ce coeur est à sa place, qu'il n'a pas disparu. Il la saisi, elle chancèle. Elle le regarde, oui son coeur bat toujours, elle ouvre ses yeux, ses yeux en amandes, elle lève son visage et elle le regarde pour ce qu'il est. Il est le seul à la saisir dans ce qu'elle a de plus authentique, le seul à qui elle ne peut rien cacher, le seul qu'elle ne décevra pas. Car il est le seul à la connaître véritablement. A lire en elle, à voir son âme et à ne pas voir uniquement sa chair. Ils s'habitent l'un l'autre, il n'y a ni vainqueur ni vaincu mais une incessante conquête et cette distance qu'ils se créent, cette distance n'est pas celle de leurs sentiments réciproques, elle est cette excuse qui n'existe que pour mieux les rapprocher. 

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