La presse n’a pas tari d’éloges sur Bastien Vivès et elle risque de manquer d’encre pour les années à venir tant cet auteur démontre que la jeunesse est synonyme de talent et de créativité. Le Goût du Chlore récompensé par le prix essentiel révélation lors de la 36ème édition du Festival International de la Bande Dessinée et publié par les éditions Casterman sous le label KSTR a ainsi été un manifeste de cette nouvelle vague française. Une vague dont l’écume décomplexée réussit à mêler au fil des ouvrages une inventivité tant dans un dessin “artisanal” comme l’auteur a su le faire dans Dans Mes Yeux que dans un dessin “numérique” comme ici dans Polina et cela toujours au service de l’histoire, des histoires. Ainsi sans jamais renier les maîtres et parmi eux on pense à Munoz pour la fluidité du trait et les contrastes de noir et blanc, l’oeuvre de Bastien Vivès insuffle la vie à ses personnages. L’auteur est ici clairement un metteur en scène, l’effort qu’il consacre à l’espace dans lequel évoluent ses personnages l’amène à travailler fortement sur les cadrages. Ces cadrages fonctionnent seulement grâce à un aller-retour permanent entre une mise en scène travaillée et des personnages auxquels il donne des caractères saisissants d’humanité. Ce terme de caractère n’est pas innocent, puisque Bastien Vivès fait souvent mention dans ses rencontres de cette création de personnages, de rôles. Pour preuve l’entretien qu’il a effectué au Centre Pompidou dans le cadre des rencontres dessinées organisées par la BPI et le Festival International de la Bande Dessinée. Il apparaît donc clairement qu’un auteur est aujourd’hui un artiste qui raconte une histoire, un passeur au sens le plus archaïque, puisqu’il a cette volonté et ce besoin de transmettre cette histoire par une narration graphique. Un auteur dont les personnages prennent vie grâce au dessin, à la morphologie des protagonistes, à leur posture, leur regard, grâce surtout à une recherche dans l’observation du quotidien et une envie permanente de retranscrire les gestes les plus anodins dans leur éphémère vérité.
Publié à la fin de l'hiver 2011, Polina est un ouvrage conséquent, une oeuvre importante car si Le Goût du Chlore a été une étape dans l’affirmation du talent de Bastien Vivès, Polina est l’ouvrage qui vient confirmer et non plus révéler un auteur prolifique et talentueux. cette jeune danseuse, qui expérimente la vie, existe sous nos yeux et exécute ses pointes juste là, en face de nous sur le papier.
Et pourtant le trait de Bastien Vivès a été tracé sur une tablette graphique, ses mouvements ont tranché le vide pour s’écrire sur un écran et non sur un support matériel, cette immatérialité et cette légèreté rendent Polina encore plus gracieuse qu’elle ne pourrait l’être. Une grâce qui rappelle le documentaire réalisé par Cédric Klapisch, Aurélie Dupont, l’espace d’un instant, un film qui marque par le contraste entre quotidien et représentation tout comme l’on peut être profondément marqué par la présentation de l’Opéra Garnier faite par Stan Neumann dans la série Architecture diffusée sur Arte... Ces deux films ont ceci de commun qu’ils sont des constats : ils témoignent d’une atmosphère, d’une ambiance et surtout de la vie qui anime la scène, qui anime les lieux. La danse est elle-même un art éphémère, immatériel, qui s’exécute et dont seul est témoin le spectateur ou la caméra. Le rapprochement est ici intéressant, entre la danse et cet acte de dessiner, de composer pour servir un tout, une oeuvre. Car au fond ce qui importe c’est toujours l’histoire. Un auteur n’existe que parce qu’il a quelque chose à nous raconter, si Serge Gainsbourg réussi l’exploit de transcender les époques c’est bien car les paroles de ses chansons nous parlent et nous transportent dans un scénario qui se construit, qui s’engouffre dans notre esprit, un mot, une parole deviennent alors cette mise en scène qui donne vie à “elle”, au “je” et au “tu”. La sensualité, la frénésie, l’érotisme de Serge Gainsbourg résident dans cette aptitude à nous transporter et à nous faire vivre une scène, en tant que témoins ou étrangement sujets de cette histoire chantée.
Quoiqu’il en soit pour en revenir à la danse Charles Garnier appréciait l’art de la mise en scène tout comme Bastien Vivès, et ce n’est pas un hasard si les marches du Palais Garnier offrent une spatialité et des cadrages où le regard se perd et cherche à saisir les personnages qui franchissent pas à pas les lieux, ce n’est pas un hasard si les loges, les rideaux, les coulisses créent autant d’espaces romanesques qui stimulent l’imaginaire. Charles Garnier disait ceci “Tout n’est qu’impression. Il faut que l’abondance d’impressions qui jaillit du drame lyrique soit encore complétée par l’impression d’abondance qui jaillit de l’architecture” et en cela la composition des planches de Bastien Vivès, la mise en place de ses cadrages, le changement de style lorsque l’on passe d’une scène du quotidien à la représentation même d’un ballet est une architecture qui construit le récit, qui construit les personnages.
“La danse, mieux qu’aucun autre des arts, peut nous livrer l’essentiel des mythes” disait Maurice Béjart or “les mythes sont faits pour que l’imagination les anime” en d’autre termes, raconter une histoire sur la danse, révéler l’atmosphère, l’éphémère de la vie d’une danseuse, ses expériences, ses échecs, ses réussites, ses doutes c’est révéler cette intéraction entre l’existence et notre questionnement perpétuel, cet existentialisme qui peut conduire à nier la vie et la trouver soudainement absurde.
Les échecs sont nombreux, les déceptions également, et pourtant il y a dans Polina une constance, celle d’un personnage, Bojinski,qui semble sévère, blessant mais qui croit en l'héroïne. Cette foi, cette transmission, cette confiance, créent ce lien qui dénude la solitude de toute absurdité puisque cette solitude n’existe que par l’attente de l’autre. Si l’autre se montre exigeant, si l’autre nous transmet sa confiance, alors peu importe l’absence, peu importe la distance, cet autre est en permanence à nos côtés.
Il l’est pour nous montrer que le succès on le doit à soi-même et à personne d’autre, il est à nos côtés pour nous montrer que l’on ne s’affirme pas pour quelqu’un, l’on s’affirme avant tout pour soi-même et l’on peut ensuite dédier cette réussite si on le souhaite à l’autre.
C’est là tout le paradoxe de cette attente et de cette exigence, lorsque le je souhaite que le tu sois en confiance ce n’est pas pour se satisfaire lui-même, c’est pour que chacun par ses propres réussites devienne libre, une fois cette liberté atteinte et cela malgré les obstacles et les échecs, il n’y a plus d’attente de la part de l’autre, il y a une affirmation et un réel échange qui se crée enfin. La rencontre nous crée, mais elle n’a de sens que si l’on existe pour soi, pour ensuite enfin exister pour l’autre.
Toutes ces théories ne résument en rien Polina qui demeure avant tout un ouvrage où le lecteur se plonge aveuglement dans le récit, la beauté de cette histoire réside dans ce qu’elle vient nous transmettre à nous même vis à vis de nos propres doutes et de nos propres ambitions. L’important étant de respecter ses propres principes et de rester fidèle à ce qui nous construit. Polina est une jeune fille, mais étrangement le lecteur s’identifie à elle, il s’identifie car tout comme l’héroïne il se doit de prendre des choix dans sa vie. Il peut devenir alternativement l'un ou l'autre des personnages mais il se retrouve dans cette quête que Polina choisi finalement de vivre. Elle ne laisse pas le destin décider pour elle, elle repense à ses principes, à ce qui la construit, elle reste fidèle à ses choix pour réussir à s'émanciper sans les nier et cela malgré ses déceptions et son errance, car cette errance est tout sauf une perdition, car elle n'est là que pour lui permettre de se retrouver. La dialectique maître et élève joue un rôle primordial en ce sens où toute rencontre correspond à cette logique, nous sommes tous les élèves et les maitres les uns des autres, par nos échanges, par nos frustrations, par nos attentes réciproques, mais il y a une seule personne qui rayonne plus que toutes les autres et c'est elle que nous choisissons malgré ses défauts, sa dureté, malgré nos erreurs. Le je et le tu se combattent perpétuellement et c'est grâce à cela que la rencontre est féconde, par nos oppositions et nos attentes, par l'exclusivité de la demande de cet autre que l'on a choisi d'avoir à nos côtés même dans la plus grande solitude.
Dans ces deux planches aux pages 76 et 77 qui se font face, Polina écoute les conseils de Bojinski, elle semble absorbée, elle les écoute. Il ne la regarde pas car il sait qu'elle l'écoute, il ne la regarde pas car les conseils qu'il lui donne ne sont pas là pour la réduire au rang d'élève, au rang de débutante. Non il lui parle, elle l'écoute et il sait qu'elle l'entend, il sait que ses remarques même lorsqu'elles sont blessantes ne sont pas là pour insulter son élève mais parce qu'elle saura l'écouter, parce qu'elle saura lui faire confiance. Il lui parle, elle ne le regarde pas, assise là, seule, elle regarde vers la droite, elle regarde vers l'avenir, elle écoute ses conseils et regarde déjà vers le moment où elle passera cette audition.
L'histoire devient peu à peu fascinante, les personnages sont posés, l'auteur peut désormais approfondir leur sentiment, leur rage, leur déception. Bastien Vivès a commenté ces deux planches aux pages 118 et 119 dans le 35ème numéro du magazine Casemate, il a surtout mis l'accent sur la mise en scène et le cadrage, expliquant que Polina commençait à ressentir cette distance entre elle et celui qu'elle a choisi et qui étrangement a pris la place de Bojinski dans ses pensées, celui qui au lieu de la libérer l'emprisonne davantage dans une médiocrité qu'elle aurait pu éviter. Elle est blessée, elle perd son rôle, elle assiste impuissante à cette mascarade où elle se voit remplacée par une inconnue et où celui qu'elle pensait être "digne de confiance" ne l'est pas. Pourtant Polina ne se laisse pas aller, elle prend son destin en main, et si dans la planche de gauche ses nouveaux professeurs créent cette barrière entre elle et ce minable qu'elle croyait suivre par liberté, pour un nouveau départ, dans la planche de droite, elle guérit de sa blessure, constate ses erreurs. Dans un cadre plus intime, elle prend conscience qu'il faut retrouver les bases de ce qui fait d'elle une danseuse, elle revient à ses principes tout en restant libre. Elle se remet sur pied peu à peu et finalement exécute ses pointes comme au début lorsqu'elle était avec Bojinski.
Néanmoins ce retour aux sources ne signifie pas qu'elle reverra cet être unique qui la comprend mieux que quiconque... Il reste pour le savoir une centaine de planches car une oeuvre est un ensemble, et Polina est en cela une composition entière et nuancée qui mérite que l'on s'y perde pour peut être enfin nous retrouver.
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