Lorsque Nous Vivions Ensemble (同棲時代)

De nombreux jeunes auteurs de la scène japonaise mériteraient une attention particulière. Les amateurs de Tracks diffusé sur Arte sont très certainement de cet avis. On pense notamment aux artistes issus du manga underground, qui ont le mérite de sortir des contraintes éditoriales du marché japonais, “contraintes éditoriales” devenant une sorte de pléonasme tant la rigidité des structures forgent le travail des auteurs (sans nuire nécessairement au potentiel de la série ou de l’histoire). Cela se confirme d’ailleurs par la sortie récente du premier volume d’une anthologie de la revue Ax aux éditions Le Lézard Noir regroupant des travaux de Shin’Ichi Abe, d’Akinoh Kondô, de Takato Yamamoto et de plus de 30 autres auteurs qui illuminent ou obscurcissent avec brio de leur regard indépendant le 9ème art. Anthologie qui montre toute l’inventivité de l’avant garde japonaise dans ce que le Gekiga a de plus marquant. Les éditions Cornelius ont d’ailleurs eu l’audace de publié en 2007 le sublime Un Gentil Garçon de Shin’Ichi Abe pour lequel un article est en préparation. (l'article a été rédigé, le voici) De nombreux jeunes auteurs de la scène japonaise mériteraient donc une attention particulière, Erwan Le Verger a d’ailleurs réussi à attirer les projecteurs sur cette bande dessinée alternative, pour preuve le succès de l’exposition qu’il a supervisé lors de la 38ème édition du Festival International de la Bande Dessinée en 2011 intitulée Manga Underground : point de vue de femmes. Néanmoins nous nous intéresserons à Kazuo Kamimura qui est édité en France depuis 2007 par les éditions Asuka (Le Fleuve Shinano) et par les éditions Kana (Lady Snowblood, Folles Passions, La Plaine du Kanto et bien sûr Lorsque Nous Vivions Ensemble) et dont voici une belle biographie publié par le site Evene


Cette inventivité du Gekiga,  Kazuo Kamimura a su la démontrer et placer cette narration graphique au dessin intense au rang d’Art. Il mérite une attention particulière, il mérite que le lecteur vienne poser son regard sur ses lignes, sur son trait, sur ses estampes.

Kazuo Kamimura n’est pas juste un virtuose, il n’est pas juste l’auteur avec Kazuo Koike du chef d’oeuvre qu’est le triptyque Lady Snowblood (Shurayuki-hime) et qui a inspiré à Quentin Tarantino, Kill Bill. Non, Kazuo Kamimura est un poète au sens le plus noble du terme, un poète de l’estampe. Et ce n’est pas insulté le 7ème art que de dire que le 9ème art lui a inspiré certains de ses plus beau succès.  
Si Osamu Tezuka a offert au manga par son talent prolifique les bases d’un art séquentiel où le scénario et les personnages disposent d’une aura et d’une réelle liberté sur le papier grâce à un espace romanesque sans cesse renouvelé, et à un trait qui offre une sensation intense de vitesse et de mouvement, avec Kazuo Kamimura, auteur tout aussi prolifique, le manga a su atteindre les hauteurs de l’estampe, revenir à son berceau, à sa source même qui est l’émotion. Une émotion suscitée par ces traits dérisoires qui constituent le dessin, l’image. Il ne s’agit pas ici de comparer l’incomparable, Osamu Tezuka demeure à jamais le “Dieu du Manga” et il ne s’agit pas de lui chercher d’équivalent néanmoins il apparaît important de rappeler que Kazuo Kamimura décédé à seulement 45 ans est et restera à jamais “le peintre de l’ère Showa”. La Bande Dessinée, le Manga  étant clairement au Japon associé à l’histoire de l’art. Le 9ème Art n’est pas le parent pauvre de la littérature, du dessin ou du cinema, il constitue un art à part entière au potentiel encore inexploité.


Le premier grand succès de Kazuo Kamimura, Lorsque Nous Vivions Ensemble (Dōsei jidai) paru en 1972 vient révéler ce potentiel et la richesse du média qu’est la bande dessinée d’autant que les chapitres qui composent les 700 planches de chacun des trois volumes sont écrits et dessinés par l’auteur.  Un auteur qui réussi sans jamais lasser le lecteur à le faire trembler durant plus de 2000 planches, le confrontant à une passion intense et déroutante. Un exemple d’une étrange simplicité appuie cette sensation : ces deux planches du troisième et dernier volume de Lorsque Nous Vivions Ensemble. Le sens de lecture est de la droite vers la gauche au Japon : 

© Lorsque Nous Vivions Ensemble, pour la version française éditions Kana (Dargaud), 2010.

Le site Littérature Graphique est né de la vision de ces deux planches. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, elles ont à la première lecture offert une étrange sensation de mouvement. Le bruit du vent, de la pluie en est ressorti dans le silence du dessin. En feuilletant à nouveau l’ouvrage, le regard s’arrête sur cet instant, le lecteur est certain qu’il s’est passé une chose étrange, les personnages ne parlent pas, leur étreinte est absente de ses planches, la beauté du dessin n’est pas nécessairement ce qui l’arrête... Alors quelle est la raison de ce moment de pause, d’émerveillement inconscient ? 

La réponse est simple, l’estampe de Kamimura vient saisir l’éphémère, cet éphémère devient infini, il se répète dans son évanescence. Ces cases, ces séquences, ces plans, ces cadrages, donnez-leur le nom que vous voulez racontent un instant et un espace donné. Un instant au sein d’un espace qui s’oriente vers un autre, un espace auquel se greffe un enchainement insoupçonné. 
Il faut en d’autres termes retranscrire en termes cinématographiques ce qu’il semble presque impossible de retranscrire par des mots. Une analogie maladroite mais qui viendra montrer d’ailleurs en quoi 9ème art et 7ème partagent, échangent  mais se distinguent catégoriquement l’un de l’autre. Analogie qui viendra également montrer le rôle du lecteur qui contrairement au cinéma n’est pas passif, confronté à  un écran, à une contrainte spacio-temporelle de secondes qui défilent et qui sont dictées par le metteur en scène, mais un lecteur qui est pleinement actif, libre de recevoir l’oeuvre graphique de l’auteur à son rythme. Il absorbe inconsciemment un ensemble de séquences qui s’emboitent dans une suite logique qu’il n’avait pas imaginé au départ.

Pensons à des caméras orientées avec un cadrage précis. Il y a dès lors quatre caméras, une première qui encadre l’ensemble de la scène avec un mouvement induit dans le plan, cette première caméra est fixe (Plan 1). Vient ensuite une deuxième caméra (a) orientée sur Kyoko, elle est également fixe et si l’on se concentre sur ce cadre, les mouvements de Kyoko sur la planche de droite peuvent être lu indépendamment de la planche de gauche , la troisième caméra (b) justement s’intéresse uniquement à la séquence de la planche de gauche, elle est également fixe, la combinaison de ces deux caméra créé une nouvel enchainement qui suit le sens normal de lecture (Plan 3). C’est la quatrième caméra qui vient bouleverser le lecteur (Plan 4), elle est en mouvement. Elle combine et fait le lien entre les cases de droite et les cases de gauche dans une lecture horizontale qui vient troubler le rythme habituel de lecture vertical. 

© Schéma : Littérature Graphique / Marwan Kahil.

Une fois que l'esprit a pu s'imprégner inconsciemment de tous ces plans, le premier plan qui était fixe devient un ensemble pluriel mais unique (Schéma ci-dessous). Or ces caméras n’existent pas, nous sommes bien face à des traits, des lignes... à du dessin et pourtant notre regard a voyagé, il a donné vie à ces avions de papier, il leur a donné toute la mélancolie de cette après midi pluvieuse. Les lignes verticales de la pluie viennent appuyer cette gravité du sens de lecture habituel, la légèreté des avions s’oppose à cette gravité, ils flottent et c’est cette impression de légèreté qui est venu nous prévenir, nous avertir de la force narrative de ce passage... L'aspect poétique de ces planches vient ainsi rappeler les haïkus puisque dans l'oeuvre de Kazuo Kamimura les saisons jouent un rôle majeur, surtout dans la passion que vivent les personnages. Un haïku de Natsume Sôseki résume parfaitement ce passage "Le temps s'étire - Soirée de pluie printanière - Et moi je songe."  Il décrit parfaitement l'état d'âme de Kyoko...

© Schéma : Littérature Graphique / Marwan Kahil.
Ces deux planches ne sont donc pas aussi simples que l’on pouvait l’imaginer, elles jouent un rôle aussi important que les planches passionnelles où Jirô et Kyoko s’aiment, se déchirent, se cherchent où Kyoko et Jiro par des chiasmes incessants se rappellent un amour toujours présent, éphémère mais infini, qui fait terriblement mal mais qui par son incandescence vient appuyer encore et résonner en eux, qui fait terriblement de bien. Pourquoi cette étrange inquiétude malgré un amour si foudroyant ? Pourquoi ces hésitations et cet essoufflement ? 




Kyoko et Jiro vivent une passion, il ne s’agit d’un simple amour, ils s’épuisent et se régénèrent en permanence par la seule pensée de croire que leur amour pourrait cesser, qu’ils pourraient se quitter, Kyoko et Jiro ne sont pas raisonnables et pourquoi l’être lorsqu’ils s’habitent l’un l’autre ? s’enrichissent de leurs angoisses et de leur espoirs ? 


Le Gekiga est bien cette narration graphique au dessin intense, haletante, magistrale. Kazuo Kamimura ne dessine pas simplement sur le papier, il vient graver de sa plume notre inconscient, il réussit à nous toucher, son trait est en mouvement, son oeuvre a voyagé jusqu’à nous. Jiro et Kyoko ne sont pas des personnages, ils ne sont pas japonais, Jiro et Kyoko forme un nous universel, un nous volontairement mis au passé pour créer cet instant de doute qui s’estompe inévitablement à la lecture de ce chef d’oeuvre car leur amour annonce une vérité atemporelle... 

Lorsque Nous Vivions Ensemble, lorsque nous vivions ensemble... car seul ou avec quelqu'un d'autre on ne peut plus vivre, ni même exister. 





1 commentaire:

  1. Dans ses oeuvres et notamment dans La Plaine du Kanto, Le Fleuve Shinano et Folles Passions Kazuo Kamimura ne se focalise pas uniquement sur ses personnages, il prend le temps de s'intéresser à la ligne d'horizon, aux saisons, aux paysages... L'actualité du festival de Cannes a permis l'analogie cinématographique des séquences de Kamimura. Cette analogie a eu pour but de montrer qu'avec un crayon, une plume, un auteur pouvait éveiller des sensations intenses chez le lecteur et que le 9ème art ne doit rien au 7ème art, s'ils s'influencent mutuellement, ces arts demeurent distincts et riches de leur singularité. Lire pour cela Bande Dessinée : Idées Reçues, écrit par Benoît Mouchart et notamment le chapitre : Idée reçue : “La Bande Dessinée est une forme de cinema sur papier.”

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