Fable de Venise

"Vous croyez en la magie ? La véritable magie c'est l'amour et l'harmonie. Mais quel amour et quelle harmonie ? L'amour pour la beauté éternelle et l'harmonie qui embrasse l'univers. Plus une âme est grande et profonde... Et plus elle nécessite du temps pour se connaître. Arriver à se connaître sans l'ombre d'un doute est plus important que la magie." Ainsi s'adresse Hipazia à Corto Maltese, de son regard qui transperce l'âme, elle vient l'enivrer de philosophie dans sa demeure de la Cité des Doges. Un Corto Maltese qui n'hésite pas à préciser, non sans ironie, qu'il a lui aussi été initié à la philosophie Platonicienne comme pour se protéger des charmes de cette Circé moderne. Une Circé dont il faut découvrir les aquarelles à la Pinacothèque de Paris au sein de l'exposition le voyage imaginaire d'Hugo Pratt. Favola di Venezia, Fable de Venise se lit au travers de persiennes, au delà du temps car pour qui la connaît la Cité des Doges recèle de cours, de cours secrètes où des portes encerclent des puits, des portes gardées par des lions, des mascarons arabes, des symboles cabalistiques, des saints protecteurs... D'une de ses portes dérobées, le lecteur pénètre dans cette fable. Comme Corto Maltese, il se laisse happé par la folie d'Hugo Pratt... L'histoire prend forme, au travers de Corto, les personnages se pressent, ils se présentent, franc maçons, chemises noires véritables "faisceaux" dénués de lumière, actrice américaine, philosophes... Nous sommes en 1921, dans une Italie troublée, Venise est hors du temps mais elle semble connaître déjà les prémices de la dérive fasciste. 




Corto Maltese est un gentilhomme de fortune, ce mois d'avril qu'il passe à Venise le lecteur n'a cessé de l'imaginer tant le marin n'a cessé de penser à cette Cité qui le rendait si paresseux... Corto se laisse comme dans chacune de ses aventures entraînés dans les extravagances des personnages qui l'entourent. Le mystère qui plane autour de l'art d'Hugo Pratt réside très certainement dans cette aptitude à rythmer l'histoire par les faits et gestes de ces personnages, Corto n'étant pour eux qu'un élément provocateur, qui ne reste néanmoins que témoin et acteur de toutes leurs convoitises. L'une d'entre elles est une émeraude, la Clavicule de Salomon, Corto Maltese entreprend cette quête après avoir reçu une lettre d'un Baron, le Baron Corvo, que ce dernier lui a écrite avant sa mort. Cette quête initiatique débute dans une loge, elle se poursuit entre ciel et terre, au dessus de la lagune, sur les toits de Venise... Corto enjambe le vide, véritable chat vénitien, il parle aux lions de Venise, les lions ailés de Saint Marc, il perd l'équilibre, est pris de vertige dans cette Venise si nuancée, si totale. Il tombe. Il tombe vers le haut. S'écroule dans une calligraphie arabe, dans cette fable, cette "Sirat", Sirat Al Bunduqyyiah. Il sombre, il délire, il rêve... Il se réveille enfin... 


Il se réveille toujours sur les toits, la continuité offerte par Hugo Pratt est magique, elle permet de profiter du panorama de ses tours, de ses églises. Corto est encore entre ciel et terre, il se réveille enfin... dans un lit, le lit de Louise Brooks. Les contrastes de noir et blanc dans la version originale montre la majesté du trait d'Hugo Pratt. Le regard du lecteur va pénétrer par la fenêtre séquence après séquence dans cette chambre intime, avant d'en ressortir et cela par la même fenêtre. Une telle maîtrise de la composition des différents plans est tout simplement à couper le souffle, elle se constate lorsque tout à coup les visages des personnages se révèlent par des plans plus serrés et une trame plus rythmée. La planche de gauche est révélée par la planche de droite, par la masse qu'elle représente et par sa rigidité qui viennent permettre une succession de dialogues entre Corto et Louise... Hugo Pratt vient rappeler que la chute de Corto, son étourdissement est également celui du lecteur... ce dernier est comme le héros, il est inconscient et ignore ce qui s'est passé entre temps. Cette charge narrative, cette succession d'évènements racontés et révélés par Louise viennent bousculer le déroulement de l'histoire et cela avec un Corto Maltese alité, forcé par ses rêves à demeurer spectateur des évènements. Même les ombres des personnages veulent nous dire quelque chose, elles sont claires, elles n'existent que par leur contours...  Mais l'aventure si elle prend un temps de pause, vient subitement frapper à la porte... Une porte close, sur laquelle on frappe bruyamment ! La planche se termine par ce dernier dessin, quelqu'un se trouve derrière cette porte, Corto termine son café, songeur, alité, quelqu'un perturbe le dialogue. Quelqu'un veut finir son rôle dans cette histoire. 

Si la Ballade de la Mer Salée nous présente un océan pacifique qui n'a rien de pacifique, Fable de Venise nous présente une Venise que l'on ne soupçonnait guère. Une Venise féline, habitée par des idées... Corto Maltese la caresse sur l'un de ses milliers de ponts, un pont sur lequel est gravé une étoile, il est très certainement sur la rive nord de la lagune, non loin du cannaregio, du ghetto, là où Hugo Pratt passait son enfance. Corto traîne, Venise le rend paresseux, il prend le temps de rêver. Sa quête prend fin, il l'espère, Venise lui offrira satisfaction mais avant cela il doit encore traverser une porte... au détour d'une cour, d'une cour secrète, celle de l'enfance, des arcanes, des souvenirs... 


Une porte imaginaire qui s'ouvre vers l'avenir, cet éventail des possibles. 

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