Cinq mille kilomètres par seconde

Cinq mille kilomètres par seconde, récit d’un étrange triangle amoureux, récit de la distance qui sépare deux êtres, Piero et Lucia, une distance qui paradoxalement disparaît par les mystères de la communication. Une communication qui est le point d’orgue d’un récit où le lecteur découvre avec douceur et amertume les choix de vie de personnages ballotés par l’illusion de liberté que procure le voyage. Des études à l'étranger, un emploi, autant de facteurs qui poussent les protagonistes à forcer leur destin et à questionner inutilement leur amour. Le dépaysement est total, le lecteur est à son tour victime d’une sorte de désenchantement, une vague celle de la séparation et qui n’a pour seule écume que d’indicibles regrets. 
Edité par les éditions Atrabile, cet ouvrage a obtenu le prix du meilleur album au Festival International de la Bande Dessinée en janvier 2011. Manuele Fior signe là une oeuvre atemporelle où le lecteur baigne dans une succession d’atmosphères, retranscrites avec finesse par la maîtrise de l’aquarelle, le trait de l’auteur disparaîssant sous cette eau colorée, qui vient noyer tour à tour les espérances des personnages. 


Les regards, les rêves des personnages qui s’avèrent être autant d’attentes et d’exigences inassouvies... le lecteur se prend à apprécier cette frustration permanente, planche après planche, espérant peut être goûter à une douceur dénuée d’amertume mais en vain. 

Ce livre vient réveiller de vieux démons chez le lecteur, il se met à penser à ses propres choix, à ses ambitions... A la manière de concilier relation amoureuse et nouveaux horizons. Il comprend tout d’un coup que certains personnages sont aussi imprévisibles qu’incohérents, rappelant des récits tel La Sauvage de Jean Anouilh où Florent subit malgré l’amour de Thérèse les frasques de la jeune fille, ses douces folies, ses vengeances incessantes, ses révélations censées le dégoûter d’elle... Des frasques qui n’ont ni de raisons ni de sens si ce n’est la fuite irrationnelle de la sauvage de son bonheur, un bonheur qu’elle n’accepte pas par manque de confiance en elle peut être, par manque de confiance en l’avenir. Comme s’il était impossible d’aimer. Florent est prisonnier des caprices de Thérèse, elle même semble s’emprisonner dans ses doutes. Gilles Deleuze réussi à exprimer cette situation que l’on retrouve dans l’oeuvre de Manuele Fior, lors d’une conférence à la Fémis, il disait en parlant de l’oeuvre cinématographique de Minnelli : 
“Minnelli, il a, il me semble, une idée extraordinaire sur le rêve. (...) c’est que le rêve concerne avant tout, ceux qui ne rêvent pas ; le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas, et pourquoi cela les concerne ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. A savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. (...) le rêve est une terrible volonté de puissance, et chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu.”

A quoi rêve Piero dans ce train qui traverse le désert égyptien ? Pourquoi elle et pas une autre ?  Elle est en Norvège, se prépare à de nouvelles déceptions en croyant au contraire découvrir les plaisirs de la séduction, elle rêve et elle ignore pourtant... Il ignore qu'en Egypte, il se perd peu à peu, il la perd peu à peu... Les années passent, un appel...



... Il ignore que les années passent et défilent, cinq mille kilomètres par seconde, l'illusion étrange de croire que l'on peut garder l'autre en suspens, l'illusion d'une proximité, d'un appel qui traverse les frontières... Elle ignore pourtant....


...que ces rêves dévorent, ils la dévorent, ils le dévorent lui, il lui font voir ce qu’il n’aurait jamais du voir. Il ne faut plus rêver, car cela dévore le temps, il faut simplement vivre. Le lecteur pense à la distance nécessaire dans un couple, une distance évoquée par Jean Paul Sartre, comme étant une danse céleste où l’un peut et doit vivre sans l’autre et qui s’avère être l’élément qui forge un couple et qui permet leur union. Cette distance n’est pas matérielle, elle est symbolique et Manuele Fior nous montre que ses personnages n’ont pas su la préserver. Les années passent, dix, vingt ans, les regrets s'accumulent, Lucia se dépêche de courir, elle est passé à côté de ses rêves, elle a un rendez-vous... Elle court dans le sens contraire de lecture, elle a un rendez-vous... un rendez-vous avec le passé.

L’osmose n’est pas la fusion, et l’amour n’est pas un sacrifice permanent. Les regrets des personnages n’existent que par leurs exigences, une passion ne peut exister que lorsque le sentiment envers l’autre est loyal. Cette loyauté, elle, perdure, elle ne peut se résumer à aucune exigence, à aucune déception, elle n’existe que par la confiance... 

... seulement parfois il est déjà trop tard. Au lecteur de vivre sa propre histoire, au lecteur d'écrire sa propre vie, car le lecteur n'est pas un personnage, il n'est ni Piero ni Lucia.

2 commentaires:

  1. Très bel ouvrage, à l'apparance anodine mais tellement riche en piste de réflexions...

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  2. Je vous remercie Jean-François, Manuele Fior nous livre presque un Jules et Jim en couleur, des couleurs qui flottent grâce à son usage de l'aquarelle... Sa manière de raconter l'histoire, ses silences retranscrivent une passion, une tension et une attente permanente presque perpétuelle et cette attente provoque ce sentiment trouble lorsque l'on referme le livre.

    Très bel ouvrage en effet, j'espère simplement que cet article a été à la hauteur de vos attentes et des lecteurs du site.

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