Canopée

Automne 2005 à Paris. Des livres, par centaines, des étagères entières de bande dessinées, de romans graphiques, de mangas. Perdue dans une librairie, une femme. Karine Bernadou. La rencontre a lieu, elle me parle, nous échangeons.  Elle n'a encore jamais été publiée. Tous deux ignorons qu'elle le sera très prochainement. Tous deux ignorons que je la reverrai lors de la cérémonie de clotûre de la 35ème édition du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Hiver 2006, assis dans le public, je regarde, j'assiste aux coulisses de la plus grande rencontre internationale du 9ème Art. Juste devant moi Gipi, un auteur que j'avais découvert dans le courrier international en feuilletant un article sur la Repubblica, s'endort contre l'épaule de sa compagne, à mes côtés, se présentent à moi Michel Parfenov et Thomas Gabison, Notes pour une histoire de Guerre est alors à juste titre le favori pour le Prix du meilleur album de l'année et Actes Sud entame dans l'univers du 9ème Art une aventure qui ne fera que confirmer le talent de ses éditeurs. Et c'est sur la scène du théâtre d'Angoulême que je retrouve Karine Bernadou, incroyable de spontanéité, elle est récompensée en ce mois de janvier 2006, elle est lauréate du Prix Jeunes Talents pour Gâchis, une histoire en trois planches d'une étrange créativité, d'une poésie presque malsaine mais tellement évocatrice, touchante. Elle me parle de projets futurs, elle est repérée par les Requins Marteaux de Franky Baloney et participe au Ferraille Illustré. Une auteur est née. Les lecteurs la retrouve alors sous différents supports, notamment dans Desseins, un webzine qu'elle créé conjointement avec Lucile Gomez.





Canopée est son dernier ouvrage, publié en 2011 par les éditions Atrabile. Poétique, il l'est assurément tout comme l'était La Femme toute nue, publié en 2007,  le rythme est en revanche plus soutenue, la continuité du récit correspond au parcours d'une jeune créature, Canopée , en proie à la vie et aux rencontres qui la jalonnent. Le discours est ici haletant. Karine Bernadou y dévoile un aspect sombre de son talent rappelant en partie le triptyque qui l'a révélé au public.  Le visage souriant mais impassible des parents porte une dualité étrange, celle d'une protection induite mais distante. Le lecteur est pris d'un malaise, il ignore s'il peut croire en un cocon. En un âge d'or celui de l'enfance. Une enfance qui apparait comme le point de départ d'une errance, en quête de soi au travers du regard des autres.



Comme tombée du nid, en suspens, notre créature dans sa nudité est exposée dans un état transitoire, découvrant une forêt, une sorte d'étage flottant au coeur d'une jungle de rencontres. Seule, elle découvre le monde. Fragile, inexpérimentée, sur la défensive. Et pourtant naïve, elle sera amené à survivre dans un milieu hostile. Le lecteur focalise son regard sur ce personnage, rouge, il est emporté par le trait rond de Karine Bernadou. A tire-d'aile, Canopée multiplie les surprises, les déceptions. Imprévisible l'histoire n'en devient que plus passionnante. Etrange.

De drôles d'oiseaux surgissent dans ce parcours,  révélant les tourments des personnages et les différents aspects de la masculinité. Alternant désir et crainte, Canopée est en perpétuel questionnement et se cherche. Pour Karine Bernadou il s'agit de questionner la destinée de son personnage, est-elle toute tracée ou est-il possible de s'en affranchir ? A moins qu'il ne s'agisse de la subir pour mieux s'en libérer. Ambivalent le récit révèle une dualité. Attirance et répulsion deviennent les maitres mots d'une aventure où chacun éveille les sens de l'autre. Cette dualité peut s'interpréter de plusieurs manières et le récit par la bichromie qui le caractérise révèle des paradoxes, des contradictions. Fécondes, parfois dérangeantes, elles confirment le talent d'une artiste nuancée mais entière et qui a le don de nous surprendre.



Bendik Kaltenborn vous veut du bien

Les libraires parisiens n'ont rien à envier à leurs homologues londoniens, new yorkais ou berlinois... bien au contraire. Qu'il s'agisse du Monte-en-l'air, d'Aaapoum Bapoum ou du Pied de biche, ces librairies étonnent par leur originalité, par l'humeur de leurs libraires tantôt assassine tantôt bienveillante mais toujours à la hauteur des attentes du lecteur. La soirée de lancement de Bendik Kaltenborn vous veut du bien  publié aux éditions Atrabile a eut lieu au Pied de Biche fin octobre 2012, mais l'oeuvre de l'artiste norvégien m'a été conseillé au Monte-en-l'air lors du lancement du licencieux I love Alice de Nine Antico publié aux Requins Marteaux dans la collection au nom explicite BD Cul (Une collection des requins marteaux qui regroupe le sublime et explicitement poétique Comtesse d'Aude Picault, la satire sociale aux formes généreuses Les melons de la colère de Bastien Vivès mais aussi le très remarqué Teddy Beat de Morgan Navarro primé lors de la 39ème édition du Festival International de la Bande Dessinée).

L'année est ponctuée de différents évènements liés à l'univers de la bande dessinée, les expositions et les festivals fusent mais la production du marché reste abusivement dense et même si, pour l'amateur éclairé il n'est pas difficile de se frayer un chemin, il n'en demeure pas moins que les conseils des libraires sont toujours à privilégier, confirmant les préférences ou les élargissant à de nouveaux auteurs et à de nouvelles sensibilités. Ainsi et dans l'attente de la sélection officielle de la 40ème édition du Festival International de la Bande Dessinée ces orientations restent essentielles afin de renouveler ses lectures et de se décrasser les yeux. L'actualité le prouve avec Bendik Kaltenborn qui frappe par son aptitude à renouveler notre regard sur le 9ème Art, constatant une nouvelle fois, ahuris, combien ce média est riche de possibilités.







Les dessins aux couleurs contrastées et aguicheuses de l'auteur norvégien contrastent avec son regard reptilien, véritable révolver pointé dans le dos du lecteur. Surprenant, ludique, il exprime dans une série chaotique d'histoires courtes les angoisses et l'absurdité de son univers, de notre monde. S'acharnant sur des personnages crispés, perturbés comme s'ils avaient en permanence une épée de damoclès au dessus du crâne. La belle bibliothèque de Bendik devient ainsi un exutoire paradoxal, en ce sens où l'auteur semble en dessinant débarrasser son esprit de personnages envahissants et angoissés, l'inconvénient appréciable est que ces personnages aux histoires inachevées viennent désormais encombrer l'esprit du lecteur. Offerts à son imagination, ils transmettent un sentiment d'inachevé induit par l'attente permanente que suggère leur angoisse. 





La couverture d'ailleurs laisse présager de ce sentiment de "fin ininterrompue". Bendik Kaltenborn serier som vil deg vel est ainsi un ouvrage saisissant par sa qualité et dont le concept, s'il y en a un, consiste en la mise en place d'une césure volontaire. Un moyen machiavélique de poursuivre le récit dans les méandres de l'esprit du lecteur. Avant même de feuilleter le livre, cette césure pousse le lecteur à examiner la couverture, à faire le tour de l'ouvrage, un puit sans fond qui se lit patiemment et dans le désordre et dont l'unique continuité réside dans la force évocatrice de l'auteur et de son bestiaire attachant et phobique mêlant loups, serpents et autres entités fantomatiques.  Le catalogue des éditions Atrabile s'enrichi ainsi d'un nouvel auteur qui s'ajoute à une liste impressionnante,  (Manuele Fior, Frederik Peeters, Aurélie William Levaux mais aussi Karine Bernadou¹) une liste longue et dont les ouvrages sont déjà de véritables références. 










¹Littérature Graphique prépare un article sur son étrange Canopée.


Le Dramaturge


L'automne est propice aux rencontres, Littérature Graphique retrouve avec une certaine euphorie la bande dessinée indépendante américaine. Et se penche sur The Playwright. Le Dramaturge, une histoire... l'histoire d'un dramaturge, de ses pérégrinations.



Linéaire, format italien oblige, l'histoire n'en demeure pas moins saccadée, rythmée par les errances d'un personnage a priori antipathique, mais dont les pensées; fantasmes et autres morceaux d'imaginaire placent le lecteur dans une posture de confident, une sensation accentuée par le rapprochement opéré dans les séquences. Des pensées qui se mêlent à la réalité et qui n'en deviennent que plus vivantes, elles intéragissent avec le réel et permettent de comprendre en partie en quoi ce personnage transforme les êtres qui l'entourent en d'autres personnages.


L'écriture de Daren White est fluide et permet à Eddie Campbell de donner vie à cet écrivain dont l'existence se résume à observer celles des autres. Les tourments et les obsessions du dramaturge deviennent alors autant de raisons de tourner une à une les pages de ce bel ouvrage édité par les éditions ça et là, avec à la traduction Jean-Paul Jennequin et au lettrage Hélène Duhamel. 






23 Prostituées




23 Prostituées. Un titre évocateur. Un titre qui suscite la curiosité, qui interroge. Une addition de corps, de personnes, de femmes, formant un ensemble, une somme de chair et de sang. Reflet d'une pratique que certains qualifient de métier que d'autres répriment mais qui en tout état de cause place l'individu et la sexualité dans un rapport marchand. Le titre en anglais est plus direct et s'attarde sur le rapport et non sur celles qui le pratiquent, "Paying For It" dès lors oriente la question sur la sexualité et la satisfaction d'un plaisir sous forme d'un contrat, d'un accord. La couverture montre Chester Brown de dos sur le départ, quittant une chambre. Anonyme, une jeune femme semble l'accompagner sur le pas de porte... simple formalité. Une scène tirée de son quotidien entre 1999 et 2010. Le tout forme une sorte de trou de serrure  par lequel le lecteur est invité à glisser le regard.








Dans ses précédents ouvrages l'auteur a su habituer le lecteur au récit autobiographique et cette mise à nu, si elle peut paraître impudique, revêt par son dessin simple et net, une forme de distance appréciable. Ainsi Chester Brown se raconte et semble avoir méthodiquement préparé son histoire. Une histoire qui, loin d'être fictionnelle, porte en elle toutes les caractéristiques du format documentaire : après trois années d'abstinence et la fin de sa relation avec son ex, l'auteur décide enfin de recourir à la prostitution pour satisfaire ses besoins sexuels. L'aspect voyeuriste cède vite le pas à l'aspect pédagogique, et Chester Brown réussit dans ce récit à mêler subjectivité et objectivité. Reptilien, tant dans son dessin que dans son propos, l'auteur n'est néanmoins pas dénué d'émotions. Ses personnages, attachants, fragiles, toujours différents forment une hétérogénéité de situations complexes qu'il est intéressant de découvrir. L'analyse de Brown sur la prostitution n'en est que plus pertinente et invite le lecteur à se faire sa propre opinion. Sans jugements ni fioritures.






Les éditions Cornélius par leur choix éditorial démontrent une nouvelle fois la richesse de leur catalogue et la sortie du dernier Burns "La Ruche" ("The Hive") qui vient compléter "Toxic" premier opus d'un triptique magistral confirme la tendance. Une tendance qui se précise avec le dernier Chris Ware, "Building Stories", épique, une architecture en apothéose, que les impatients pourront dévorer dans sa version originale et dans l'ordre qu'ils le souhaitent aux éditions Pantheon Books. (disponible à la librairie Aaapoum Bapoum, 14 rue Serpente, Paris 6è.)