Poema a fumetti

Préfacé par Delphine Gachet et publié dans sa version française par les éditions Actes Sud, Poema a fumetti est un des derniers ouvrages publié par Dino Buzzati. L'auteur  prolifique du Désert des Tartares mais aussi du magnifique recueil de nouvelles Le K s'est ainsi intéressé au 9ème Art, il fumetto, un art pour lequel il vouait une admiration et sur lequel il portait un regard passionné et critique notamment en tant que journaliste du célèbre quotidien Milanais, Il Corriera della Sera. En Italie, cet art où les paroles des personnages se transforment en fumées vaporeuses n'a jamais été assujetti à une censure. Contrairement à la France où cela a longtemps porté préjudice à la manière d'appréhender le 9ème Art. Ainsi en France il aura fallu attendre l'arrivée de Jean Giraud, Wolinski, Paul Gillon et d'une génération d'auteurs plus libres et inspirés. Marquée par le trait de Magnus, d'Hugo Pratt, de Guido Crepax pour ne citer qu'eux, l'Italie a offert quant à elle des chef-d'oeuvres au 9ème Art. On comprend dès lors pourquoi l'écrivain s'essaye à cette lettre dessinée, à ce dessin lettré avec style et audace... la construction de ses planches est tantôt traditionnelle, tantôt expérimentale mais toujours marquée par une volonté d'apporter une multitude de calques, de degrés de lecture. Avec Dino Buzzati au dessin et au texte le lecteur découvre un écrivain, auteur au trait clair et il est transporté aux portes des enfers... il découvre un Orphée moderne qui un soir voit celle qu'il aime franchir un mur, une porte et disparaître à jamais. Une porte que seuls les morts sont autorisés à emprunter. 





L'existentialisme si particulier de Dino Buzzati dans lequel on retrouve des traces de Franz Kafka et certains fragments d'Albert Camus est ici extrêmement marqué par cette notion propre à ce courant de pensée : à savoir le postulat que l'Homme n'est prédéterminé par aucun destin ou morale en ce monde. Il est au contraire l'essence même de sa propre existence et cela par ses propres actes. Un existentialisme fantastique où le destin peut jouer des tours au personnage mais où ce dernier va, par ses actions, réussir sinon tenter par ces choix d'être maître de la situation. 

Etranges pensées que celle d'Albert Camus qui réussi avec l'homme révolté a exprimé enfin la richesse de cette pensée si exigeante envers celui qui la pratique. Exigeante car elle devient destructrice pour qui n'a pas compris qu'en réalité cette pensée était une pensée de vie et non de mort. En effet, régir sa propre existence fait pesé un poids non négligeable sur les épaules de chacun. Cette indépendance permettant de travailler sur soi sans accuser à tort la fortune ou un dieu. Cela permet de donner aux choix de l'Homme une valeur réelle, puisqu'il les aura pris sans fatalisme mais par sa propre volonté. Citons l'exemple d'un homme qui espère et qui croit en l'existence de Dieu, un homme dont la foi est inébranlable car son choix est le reflet de sa réflexion et non de peurs ou de carcans sociaux et moraux imposés.  Cela démontre que ce dernier a plus de mérite dans sa manière de concevoir sa foi qu'un autre qui s'avère n'être qu'un superstitieux et non un croyant.  



Il en est de même pour celui qui a fait le choix d'aimer, on pense à Orphée. Ce dernier a choisi Eurydice, il a choisi de l'aimer, et de l'aimer au delà de la mort. Le choix de Buzzati de réinterpréter ce mythe est symptomatique d'une volonté d'exprimer cette aptitude de l'Homme à prendre des décisions et non de se laisser balloter par l'histoire. Des choix peut être inconsidérés mais qui font que son existence n'est pas vaine ou assujettie à une mort prochaine et toujours certaine. Cet Homme qui s'oppose au destin est un personnage d'une divine comédie dont il est certes un acteur mais qui en ce qui concerne sa propre histoire, sa propre existence, demeure avant tout l'acteur principal d'un récit qu'il aura lui-même écrit. Ce rôle, il ne le cédera à personne car il n'est pas le genre d'Homme a accepté de jouer un second rôle dans le scénario de sa propre existence.

Jalonné d'obstacles, le chemin qui mène à Eura est un parcours initiatique, une quête du Graal pleine de tentations. Il s'agit pour le personnage de se confronter à une rencontre avec les enfers. Des enfers qui dans l'oeuvre de Dino Buzzati et à la manière de Dante Alighieri viennent nous décrire un paradis à la saveur douce et amère. Ces enfers ne sont pas habités par Hadès et Perséphone, mais par un esprit qui s'est égaré, un esprit qui doit rendre des comptes à une hierarchie administrative, égaré, cet esprit habite un imperméable, égaré il l'est comme l'est Orphée. Et il s'avère être un esprit qui était bien vivant mais qui a osé franchir une porte qu'il aurait du ne pas voir. Une porte qui semble être destinée à ceux qui ont osé aimer. Egaré il supplie Orphée de lui parler de l'autre côté, ce côté si intense et érotique du fait de l'idée même que chaque instant est très certainement le dernier. Un autre lieu, où les personnes sont les mêmes mais où les regards et l'angoisse de la mort viennent donner à la vie cette délicieuse fragilité.


Cet esprit s'adresse au personnage, il lui demande de chanter, de chanter ce monde éphémère. Véritable Cerbère, il fait comprendre que le véritable supplice de l'enfer est celui d'une vie éternelle où la crainte de la mort ne se fait plus sentir. La perspective de la mort devenant ainsi le fruit défendu, le délice qui par l'angoisse rend la vie si savoureuse, car l'éternité n'égalera jamais l'éphémère.

Blasé, cet esprit nous appelle sur la couverture de ce livre comme il appelle Orphée... il nous regarde, une espèce de vêtement impassible et silencieux. Il nous implore de vivre et,  par le néant qu'il inspire, nous supplie d'exister. 

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