Ashita No Joe (あしたのジョー)

Ashita No Joe (あしたのジョー), Tetsuya Chiba (Dessin) Asao Takamori (Scénario) - Tomorrow’s Joe - C’est ce que l’on peut lire sous le titre original de ce manga. Un lendemain qui vient comme pour conjurer un présent a priori détestable, voué à la ruine. C’est étrangement ce lendemain qui devient peu à peu un personnage insaisissable et omniscient au sein d’une histoire intense, marquée par un contexte social fort et dont la sincérité des propos vient toucher au plus profond du lecteur. Cet espoir d’un lendemain est un mememto mori permanent, où le boxeur au travers de ses poings ne vient pas frapper un adversaire mais vient se heurter à son propre destin. Si Lady Snowblood de Kazuo Kamimura a inspiré Quentin Tarantino pour Kill Bill, Ashita No Joe est également à bien des égards une oeuvre de référence où le charisme des personnages et la description de leur quotidien ont marqué des générations de lecteurs et probablement de scénaristes. Cette oeuvre ayant dès la fin des années 60 imposé un genre et une trame que l’on retrouvera particulièrement dans des films liés à l’univers du sport et de la boxe.

Ashita No Joe a été prépublié dans le Weekly Shonen Magazine par la Kodansha. Sa première publication date du 1er janvier 1968. Il s’agit d’un shônen voire d’un seinen (manga destiné à un public de jeunes adultes), que l’on pourrait considérer comme un nekketsu, qualificatif signifiant “sang bouillant” employé pour des récits où le héros persévère dans la poursuite de ses rêves. Ce qui apparaît déjà extrêmement intéressant puisque dans cette série les auteurs font de Joe Yabuki un héros qui n’a pourtant pas au départ des ambitions de champion. Cette ambition se construit, apparaît peu à peu comme une révélation. Mélancolique, cet enragé n’a rien à voir avec le magnifique enragé de Baru qui par ses poings franchi les frontières des classes et affronte le déterminisme social d’une France des banlieues où l’ascenseur social ne fonctionne plus. Même si le contexte social joue pleinement son rôle dans Ashita No Joe, le Tange Boxing Club étant construit sous le pont des larmes, pont qui sépare le bidonville des doya de la ville de Tokyo. Ashita No Joe est une oeuvre qui s’effeuille au fil des pages, une série qui prend le temps d’user ses personnages sans jamais retomber dans une trame redondante. Réédité dans sa collection Vintage par les éditions Glénat, Ashita No Joe a fait partie de la sélection officielle du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême dans la catégorie Patrimoine.

La construction du personnage de Joe Yabuki, la montée en puissance de son charisme¹ d’un chapitre à l’autre, son évolution personnelle doivent être dès le départ des points d’ancrage pour le lecteur, en cela le scénario d’ Asao Takamori est extrêmement précis, il semble empirique et la prépublication hebdomadaire japonaise pourrait le laisser croire mais il n’en est rien. Les élans d’émotions fortes à la lecture de cette oeuvre le montrent et le suspens permanent vient appuyer cette sensation. Sensation intense possible uniquement par le charisme des protagonistes de l’histoire, que l’on ne peut plus quitter et c’est là que le dessin de Tetsuya Chiba vient prendre toute sa dimension et ainsi donner vie à ces personnages. Dans un récit notamment un récit où le sport joue une place importante le trait vient donné le rythme, la vitesse du mouvement, les moments de pauses, de doutes, de victoire ou de défaite. L’auteur qu’est Tetsuya Chiba doit réussir à alterner entre les différentes ambiances (de ring, de salles de boxe, de rues...) mais surtout alterner des plans serrés sur ses personnages, une succession de séquences qui justifient chaque mouvement des boxeurs.

Les deux planches que l’on retrouve aux pages 174 et 175 (sens de lecture japonais de droite à gauche) ne sont pas des planches représentants un combat attendu, la victoire et la défaite qu’elles décrivent sont différentes, elles sont là pour raconter la rencontre. La rencontre entre Joe Yabuki et Tange Denpei. Joe est pourtant seul dans cette cellule de prison pour jeune mineur. Il est isolé, enfermé dans une cage qui laisse à peine passer les rayons du soleil. Il rencontre enfin cependant Tange Danpei, que l’on surnomme Kenkichi le vieux fou de boxe entre ces murs. Enfin car cette rencontre se consolide dans ce huit clos, Ashita No Joe débute en effet par cette rencontre dans le quartier des doyas, Joe est un vagabond qui erre dans le bidonville et dont le destin va peu à peu se heurter à celui d’un vieil homme qui fou de boxe semble jeté son dévolu sur la jeunesse de Joe comme pour rattraper ses propres échecs... Or il n’en est rien, Tange Danpei ne se résume pas à ce rôle, à cette folie et le seul oeil qui lui reste voit plus loin, il voit un lendemain, un lendemain au travers de son regard porté sur Joe. Gaston Bachelard l’écrit mieux que nul autre “...La rencontre nous crée : nous n'étions rien - ou rien que des choses - avant d'être réunis.” et cela est d’autant plus vraie qu’au Japon en général et dans le sport en particulier Ichi-go Ichi-e est un principe culturel fort, celui du caractère unique d’une rencontre. Un instant, Une rencontre unique. Cette rencontre, Joe va la vivre enfin.

Pourtant Joe est seul dans cette cellule. L’ennui, l’absurdité de l’enfermement le pousse à lire des leçons de boxe envoyé par Kenkichi, à recoller les morceaux de ces lettres qu’il refusait de lire par orgueil. La boxe est un sport, avec des règles, des valeurs, elle n’a rien à voir avec la bagarre ou la violence gratuite, elle s’apprend par des leçons théoriques qu’il faut mettre en pratique, en ce sens il y a un palier à franchir, et ce palier peut se comprendre par cette pensée d’Aristote “le commencement est beaucoup plus important que l’objectif”. A la lecture de ces lettres une métamorphose s’opère, Joe, orphelin, qui semble avoir abandonné l’école, Joe reçoit un enseignement. La transmission d’un savoir a quelque chose de sacré, tant pour l’élève que pour le maître.

© Ashita No Joe - Tomorrow's Joe, T. Chiba, A. Takamori. Kodansha et Editions Glénat pour la version française, 2010.



A la lecture de ces planches, l’émotion est intense, le temps s’arrête réellement dans la succession d’évènements que ces 174 pages nous ont fait vivre. Le lecteur est perturbé, il s’arrête et assiste à la planche 174 à une accélération. Joe est habité, il est enthousiaste, il est pris d’un élan et dirige son poing vers la gauche (sens de lecture japonais), vers la planche 175. “C’est la première fois... Je n’ai jamais fréquenté l’école moi... Alors c’est bien la première fois que j’arrive à apprendre quelque chose de quelqu’un ! Ha... Ce n’est pas désagréable...” Une accélération, un plaisir qui laisse place à un arrêt soudain... Le point de vue extérieur montre Joe en cage... L’accélération aux tons clairs laisse peu à peu la place à l’obscurité de la cellule. L’excès d’enthousiasme de Joe, qui s’adresse à lui-même et qui se montre étrangement bavard notamment vis à vis de ses propres impressions, cède brutalement la place à un silence, lourd de sens. Joe regarde ses poings, ses mains... Le mouvement des plans est impressionnant, le corps de Joe est dirigé vers la droite en bas de la planche 174, vers la droite. Notre regard suit le sien jusqu’au haut de la planche 175. Joe, se tient debout, il regarde ses mains, son corps est orienté vers la gauche... 

L’ellipse entre les deux cases de cette planche resserre notre regard sur le visage de Joe... Il regarde au dessus de son épaule, son regard pointe un ciel que l’on ne voit pas mais que l’on devine, il pointe un horizon situé derrière les barreaux de cette prison. Son regard porte loin, il s’arrête, épuisé, se laisse tomber dans un decrescendo ahurissant, se laisse tomber de cette hauteur qu’il vient d’apercevoir. Joe vient d’apercevoir un lendemain qu’il n’avait jamais espéré. Ces deux planches dont les dessins se jouent du sens de lecture, dont les dessins par un effet de chiasme désaxent ce sens de lecture pour mieux imprégner dans le regard du lecteur ce mouvement d’introspection, qui orienté vers la droite était tourné vers un passé douloureux et qui à présent ose regarder vers la gauche, vers la suite du récit et non plus en arrière. Son poing est dirigé vers l’avenir.

Le héros est enfermé dans une cage, un espace physique que la société a créé pour enfermer ceux qui ne répondent pas à la norme, il est enfermé dans son propre corps, ses propres doutes, ce héros dans toute sa faiblesse est pris au merveilleux piège de sa rencontre avec Kenkichi, il est pris au piège d’une étrange liberté qu’il a accepté d’apprendre. Il a désormais le droit d’espérer en un lendemain.

1 Charisme qui dépend fortement de celui des autres personnages, notamment Toru Rikiishi

THE FOUNTAIN



The Fountain est une oeuvre, une oeuvre graphique, littéraire et cinématographique. Cette oeuvre conjugue unicité et altérité, elle acquiert une aura non pas parce qu’elle semble adaptable en différents support mais parce que son auteur, Darren Aronofsky (Requiem For A Dream, The Wrestler, Black Swan...) réussit à retranscrire son histoire fidèlement d’un média à l’autre en inventant sans cesse une trame narrative. Trame adaptée au média qu’il souhaite employer et adaptée à ce qu’il souhaite raconter. 

The Fountain a été retranscrit en roman graphique avant sa réalisation au cinéma, il a été publié aux éditions EP (Emmanuel Proust) en Mai 2006. Cette “idée en cinema” comme dirait Gilles Deleuze est néanmoins restée omniprésente dans l’esprit de Darren Aronofsky ce qui explique l’aspect séquentiel de son livre mais il réussit avec Kent Williams à retranscrire la rencontre, rencontre entre deux personnages, qui s’aiment, se connaissent, s’attirent et s’éloignent, entre un Homme et une Femme qui vont se découvrir dans différents rôles et qui par l’étrangeté de leur séparation, par sa brutalité vont réapprendre à  s’unir et atteindre une osmose que la couverture du Livre vient affirmer.

Kent Williams est un artiste dont le trait séduit dès le premier regard, ce regard n’est cependant pas figé par cette esthétique et il réussit à offrir un rythme au lecteur, ce qui est rare tant on pourrait croire que la beauté du dessin viendrait étouffer le récit, or il n’en est rien. The Fountain est ainsi une suite intense de mouvements, où les corps se mêlent, se tordent, se confondent. Au trait de l’artiste viennent ainsi se mêler des teintes ocres, bleutées, atmosphères qui font ressurgir du dessin les émotions extrêmement fortes d’une histoire d’amour sublimée à son paroxysme.
 Les mises en abimes permanentes de ce récit où les personnages évoluent et prennent vie à la fois dans une réalité dramatique et dans plusieurs réalités fictives extrêmement métaphoriques, ces mises en abîmes permettent de concevoir cette histoire d’amour comme une histoire atemporelle, au sein de laquelle le sentiment amoureux ne peut s’éteindre. Le couple est ainsi mystifié, il devient un symbole et un personnage à part entière, il est omniscient même lorsque la rupture est consommée. Il acquiert sa propre volonté même lorsque les personnages se retrouvent isolés, seuls dans leurs doute, ignorant cette présence avant de la ressentir à nouveau.  

        Une double page où se confrontent deux planches est venue exprimer toute l’ampleur du récit et toute sa charge émotive (Pages 126 et 127). Kent Williams réussit à retranscrire ce que Darren Aronofsky écrit, il confronte face à face une réalité fictive, récit écrit par l’héroïne pour son conjoint qui découvre chez elle une face cachée inattendue où il retrouve sa propre histoire, l’histoire de leur couple sous un nouvel aspect poétique et symbolique, et une réalité concrète plus dramatique, terrible, un obstacle qui vient à la fois perturber leur histoire et lui donner un sens nouveau. Dans ces deux réalités la séparation semble inéluctable, elle est la menace, elle vient rompre deux corps. Pourtant un symbole d’union subsiste, non par son aspect matériel, l’anneau pourra disparaître, se perdre, il ne s’agit pas là de raconter un quelconque fétichisme ou une obsession mais une réalité nouvelle celle de l’espoir, l’union demeure et ce n’est pas une chimère.
© The Fountain, Daren Aronofsky, Kent Williams. EP Editions pour la version française, 2006.

L’atmosphère chaude de la planche de la réalité fictive vient se mêler légèrement dans la première case de la planche de la réalité dramatique, le visage chaud est reproduit à l’identique dans une atmosphère plus froide en parfaite symétrie les personnages se fondent et se confondent malgré ces réalités parallèles. Le bleu vient annuler le pourpre, les contraires se complètent... Au toucher des corps et des mains vient se confronter en face la distance entre elle et lui, cette distance infime est représentée dans la dernière case. On ignore ce qui va se passer, notre coeur bat et s’inquiète pour ce couple, universel, confronté aux mêmes douleurs que celle du lecteur. Que va-t-il se passer, on l’ignore mais il y a encore une page à tourner, une autre, encore une... le présent devient immédiatement un passé et se renouvelle dans un avenir que seul nous avons le pouvoir de découvrir, il y a encore une page, une autre, encore une pour qu’enfin toutes ces séquences prennent vie et forment un tout, une fontaine de pensées et d’images, forment un livre, que l’on pourra ouvrir et fermer sans cesse, découvrant à chaque lecture une nouvelle impression, comme l’amour qui unit deux êtres ne cesse de se renouveler et ne peut jamais s’interrompre.