Vagabond

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Les visiteurs du Musée Guimet à Paris ont pu il y a quelques mois découvrir un léger aperçu du travail de Takehiko Inoue. Ils ont pu profiter du panorama parisien au travers des larges baies vitrées de la coupole et de la rotonde du musée national des arts asiatiques où était installée une bibliothèque éphémère regroupant certains chefs d'oeuvre du Manga. 

Takehiko Inoue est un jeune auteur qui s'est lancé à corps perdu dans le 9ème art, passionné, il obtient en 1988 le prix Tezuka.  Sa première histoire, le shônen Slamdunk, a été un succès majeur. Succès commercial tout d'abord avec 110 millions d'exemplaires vendus en quatorze années de publication mais succès artistique avant tout puisque l'effort consacré aux personnages, à leur construction personnelle en a fait un chef d'oeuvre, Inoue étant un auteur en perpétuel questionnement, tiraillé sans cesse par la sincérité de son propos. Une sincérité qui le pousse vers les méandres du seinen, avec Vagabond, publié aux éditions Tonkam, il est édité au Japon par la Kodansha et est une adaptation risquée mais réussie du roman Musashi de Yoshikawa Eiji relatant la vie d'une figure majeure de l'histoire japonaise, le samouraï Miyamoto Musashi. 

Risquée car Musashi est un emblème national dont la vie est un questionnement à part entière. Escrimeur, son existence a été d'une violence rare dans un Japon instable, en proie à d'importants changements, Musashi n'avait ainsi que 17 ans lorsqu'il participa à la bataille de Sekigahara qui fit basculer le Japon d'une période féodale à une ère de Paix. La période Edo, qui durera plus de deux siècles jusqu'à la Restauration Meiji et l'ouverture du Japon à l'Occident.  La violence de son existence, sa solitude, sa douceur teintée de doutes, de certitudes, son talent artistique, calligraphe, peintre, font de Musashi un être paradoxal en paix et en guerre avec lui-même confronté en permanence à des choix. Des choix qu'il doit faire car ils engagent pleinement son existence. Là encore, l'existentialisme qui semble habiter toute création artistique vient nous confronter à l'absurdité d'une vie pleine de questions, absente de toutes réponses. Mais une vie pleinement désirée, n'ayant de sens que par l'éphémère souffle qui en émane. 


Takehiko Inoue est un auteur en prise avec ce questionnement, au point même qu'il lui est arrivé parfois d'arrêter, d'arrêter de dessiner, d'interrompre son travail une année entière, confronté à cette fièvre créatrice qui exige de lui une discipline d'une rare sévérité mais qui étrangement le pousse dans ses retranchements et le conduit à se remettre en question. Il explique ainsi s'être soudainement arrêter de dessiner lorsqu'il a ressenti les émotions de Musashi. Dessiner un personnage, un sourire, des larmes n'est pas pour lui synonyme d'une technique (qu'il maîtrise d'ailleurs à merveille) non, il s'agit pour Inoue de ressentir les désirs de son personnage. Ecrire, dessiner une histoire n'est pas un acte anodin, il ne s'agit pas seulement de produire, d'éditer, de relier un livre, de tracer des traits, il ne s'agit pas uniquement d'esthétique, de transmission, il s'agit avant tout d'un travail sur soi, d'un questionnement. Les plus grandes expériences étant avant tout intérieures... Ce questionnement s'est rappelé brusquement à lui cet hiver, il a ainsi choisi après la catastrophe qui a frappé le Japon d'interrompre son travail et il a décidé de partir à la rencontre des habitants de Sendaï, de témoigner en dessinant leur portrait, leur maison détruite, leur effort de reconstruction. Une dévotion et une prise de conscience de l'essentiel. 

Ce questionnement permanent de l'auteur, ses doutes vis à vis de l'existence nous place dans un questionnement sur nos propres capacités à réagir, à vivre... "Toutes nos limites s'effacent non ?" Un questionnement qui implique une réponse qui n'est utile que pour se confronter enfin à cette étrange révélation, féconde et paradoxale : "Nos vies aux uns et aux autres sont parfaitement déterminées par le Ciel... Et pourtant... Nous sommes totalement libres." 





Cette révélation est apportée à Musashi par la sagesse des "anciens", qui eux mêmes dans leur jeunesse ont traversé des océans de doutes. 


Inoue semble parler de cette révélation dans ses mots "Si la feuille de papier immaculée n'est que du papier pour qui n'est pas mangaka, à mes yeux en tous cas elle est déjà apparue tyrannique. Face à cet espace encore vierge, je me dis de temps en temps : "mais... oui... libre à toi de dessiner ce que tu veux", et cela me permet de repartir de zéro, de revenir à un nouveau point de départ naturel."


La Mer, l'eau est un symbole paradoxal de mort et de vie au Japon, pour preuve l'actualité récente à Sendaï mais aussi la célèbre estampe d'Hokusaï, une vague qui engouffre le regard... Ici l'élément aquatique est aussi sombre que notre pensée, son écume aussi claire que la lune, que cette révélation qui vient nous ressaisir dans nos doutes. La jeunesse de Takehiko Inoue a été marqué par l'absence d'un père... une absence qui l'a marqué et qu'il a su combler par ses rencontres. Par la présence de son grand-père, un grand-père qui lui a murmuré un jour à propos de ses dessins : "tes personnages existent, je le vois au mouvement de leurs cheveux...". Un prédécesseur qui par son expérience de la vie vient nous rassurer quand à nos futures réussites, nos futurs échecs. Cette figure vient créer une continuité et une logique temporelle entre un passé et un avenir, Musashi n'est pas exempt des conseils de ces "anciens". Sa rencontre avec le seigneur de Tajima Sekishusai Yagyu sera déterminante, ce dernier devenant pour lui un modèle de conscience qui apparaît pour mieux lui rappeler le sens de la vie. 

Ce seigneur va disparaître, sa vie a-t-elle été vaine, ou au contraire est-il un exemple pour sa famille, pour son clan ? La mort est là, toujours, elle est cet océan de larmes sur les joues de l'unique Femme qu'aime et désire Musashi. Cette femme pleure un seigneur qu'elle a choisi pour grand-père, ce seigneur disparaît en paix sous le son de la flûte de  celle qu'il a choisi pour petite-fille. 









Cette vie est belle car elle est éphémère, cette vie exige des choix, elle exige de ne pas abandonner ses responsabilités dans l'adversité, de ne pas croire que nos erreurs sont irrémédiables. Cette existence n'est pas faite pour des lâches, pour des êtres qui fuient leur passion par crainte de souffrir. Elle est belle car elle nous confronte à des faiblesses qu'il faut combattre en restant fidèle à ses principes dans la durée même lorsque l'espace d'un instant cette fidélité a été rompue. Le souvenir d'un être cher, d'un être qui est parti mais qui est toujours là en pensée est la preuve qu'il existe un témoin de nos engagements. Ces engagements ne peuvent être rompus par caprice ou peur de l'avenir, les êtres qui nous ont précédé sur cette terre sont là pour nous le rappeler. 



Et en effet, témoin de nos vies, il le sont. Dans ces planches Musashi est confronté au grand Ittosai Ito, excentrique et sévère, maître de Kojiro Sasaki, le personnage le plus attachant, le plus mystérieux et charismatique de cette histoire. Il entend cette étrange question au cours du combat, alors empli de doutes, "Où est donc le plaisir ?"



Musashi est vivant, il est bien vivant... Alors qu'attend-il pour sourire ? Qu'attend-il pour vivre pleinement son existence ? En plein combat, il entend le son d'une flûte, il pense à elle... Le plaisir de se dépasser il le ressent. Ce destin qu'il a tracé, il l'a tracé en pleine conscience, cette liberté qu'il savoure est la sienne. Il est libre parce qu'il ne se résigne pas dans ses choix. Il est libre et il pourra lorsque ses combats seront terminés, il pourra rejoindre celle qu'il aime et enfin, enfin de cette étreinte aussi éphémère qu'éternelle, il pourra, elle pourra sourire. 




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